Analyse / Le moment historique de l'Eurasie
Dans les romans de jeunesse des années 1950, l'Eurasie était déjà à la mode. On y parlait de la mystérieuse et menaçante Ombre jaune et de sa belle et vénéneuse complice au «parfum d’ylang-ylang» et «au sourire énigmatique» qui, à l'aide de leurs légions de sicaires, s'apprêtaient à fondre sur les innocents Européens. Aujourd'hui, l'Ombre jaune a pris la figure de Xi Jinping et Miss Ylang-Ylang celle de Vladimir Poutine. Le romanesque et le glamour ont disparu mais la phobie des «perfides Asiates» perdure.
Une fois n'est pas coutume, le cliché peut s'appuyer sur de solides fondements. Non à cause de la menace que représenterait l'Eurasie, largement fantasmée, mais pour la réalité de la construction de l'espace eurasiatique. C'est en effet la première fois dans l'histoire humaine que le continent eurasien se trouve «unifié» de Pékin à Minsk, de Moscou à Bombay, de manière pacifique et par la volonté de ses peuples et de ses nations et non par une conquête militaire ou par la violence, comme ce fut le cas à l'époque de Gengis Khan ou de Tamerlan il y a quelques siècles.
La dislocation de l'Union soviétique en 1991, et surtout le départ des troupes américaines d'Afghanistan en 2021 peuvent être considérées comme les dernières tentatives d'une puissance étrangère de diviser, d'occuper ou de soumettre le continent eurasien à sa volonté, après l'échec de l'empire britannique dans le Grand Jeu du XIXème siècle et de l'empire du Shah suite au renversement de Mossadegh en 1953. Le récent accord signé par l'Iran et l'Arabie saoudite sous les auspices de la Chine a complété ce mouvement avec l'intégration de l'Iran chiite et du monde arabo-sunnite. Même le gouvernement taliban afghan est en passe d'être digéré dans l'espace eurasien. Jamais le projet d'un continent eurasien pacifié n'a été aussi tangible.
Qui aurait pu imaginer, il y a 20 ans, que le parti communiste chinois puisse discuter et coopérer avec la République islamique d'Iran? Qui aurait pu imaginer, en 2015, que la Russie puisse coopérer avec la Turquie en Syrie? Imaginer il y a deux ans encore que l'Iran chiite puisse collaborer avec les wahhabites saoudiens? Et qu'en 2018 après trente ans de tractations, les pays riverains de la Caspienne parviendraient à un accord qui déverrouillerait la région et en ferait un carrefour des Routes de la soie Est-Ouest et Nord-Sud en excluant toute ingérence étrangère?
Durant les siècles passés, les grandes puissances régionales, Russie, Perse, Empires ottoman et japonais principalement, rivalisaient entre elles pour gagner des territoires aux dépens des voisins, et notamment de la Chine, de l'Asie centrale, du Caucase ou de l'Inde. Mais depuis l'effondrement de l'Union soviétique, une approche plus collaborative s'est lentement et patiemment construite malgré les conflits de frontières et les invasions: guerres de Tchétchénie, guerres d'Irak, occupation afghane et maintenant conflit ukrainien, la plupart provoqués par des interventions extérieures et des ingérences sous le masque de révolutions orange, de soutien financier à des ONG séparatistes, de luttes contre le terrorisme et la démocratie.
Certes, cet espace reste terriblement fragile et sa sécurité très aléatoire. Les risques sont internes, comme on l'a vu avec la reconquête violente du Haut-Karabagh par les Azéris, les violentes disputes à la frontière kirghiz-tadjik-ouzbèke dans la vallée de Fergana l'année dernière, les frictions entre l'Inde et le Pakistan, à la frontière himalayenne entre l'Inde et la Chine, ainsi que les tensions entre la Chine et le Viêt Nam dans la Mer de Chine.
Mais ils sont surtout externes. Depuis que la guerre en Ukraine a révélé les faiblesses de la position occidentale dans le Sud global, l'Asie centrale fait d'objet d'une cour assidue de la part des Occidentaux, que cette belle unanimité inquiète fort. Le président Biden a invité les cinq présidents d'Asie centrale à Washington durant l'été et Emmanuel Macron visite le Kazakhstan et l'Ouzbékistan ces jours-ci, tandis que des indices de changements de régime s'accumulent en Moldavie, en Arménie et en Géorgie, après l'échec des manifestations en Biélorussie en 2020. Dans le Pacifique, les tensions autour de Taiwan sont attisées par les Etats-Unis qui cherchent à briser l'unité et la souveraineté de la Chine qu'ils avaient pourtant légalement reconnues avec les traités qu'ils ont signé avec la République populaire de Chine dans les années 1970.
Le projet d'intégration eurasien met en effet en péril la suprématie occidentale théorisée par la doctrine Wolfowitz (1992), Zbigniew Brzezinski (1997), la Rand Corporation (2019) et d'autres organismes néoconservateurs américains. La lutte s'intensifie entre les puissances maritimes et continentales pour garder le contrôle du commerce, de la finance, des ressources naturelles, de l'économie et de l'environnement planétaires, l'Eurasie constituant l'épine dorsale du monde multipolaire émergent et le principal couloir de prospérité du XXIème siècle.
Pour consolider l'édifice, un vaste réseau d'accords et d'institutions de coopération régionale a été mis en place au cours des deux dernières décennies dans tous les domaines, à savoir l'économie, la sécurité, l'énergie, les transports et les échanges culturels. Ces accords et ces organisations de coopération constituent un réseau de connectivité très dense. Ils sont fluides, adaptés, flexibles, très diversifiés en termes de taille, de portée et d'objectifs. La CEI, l'OCS, l'OSTC, la BRI, l'Union économique eurasienne, le Caucase 3+, l'OPEP+, les BRICS et bien d'autres formats témoignent de cette intense volonté d'intégration eurasienne.
Son bon fonctionnement repose sur trois conditions: 1/le délicat équilibre des pouvoirs entre les principaux grands acteurs (Russie, Chine, Iran, Turquie, Inde principalement) doit être préservé; 2/le respect de l'indépendance et un traitement égal vis-à-vis des plus petits pays du Caucase et d'Asie centrale doivent être garantis; 3/le système de résolution des conflits au sein de l'espace eurasiatique doit être limité aux pays membres, sans aucune interférence étrangère.
Comme j'ai pu le constater au Sommet de Pékin et lors d'une récente conférence sur la sécurité à Minsk, les acteurs de la région sont très conscients des opportunités mais aussi des risques liés à leur projet. Les ministres présents, le Russe Lavrov, le Hongrois Szijjarto et les autres ministres et représentants des diverses organisations invitées l'ont rappelé.
Reste maintenant à savoir ce que décidera l'Europe. Pour l'instant, l'Eurasie s'arrête à la frontière des pays baltes et de la Grèce avec un avant-poste ferroviaire à Duisbourg. L'Europe occidentale acceptera-t-elle de s'y joindre ou essayera-t-elle au contraire de s'y opposer? Les jeux sont encore ouverts.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@stef 28.12.2023 | 15h16
«Dire non aux USA et oui à l'Eurasie, tout "simplement" !»