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Analyse


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Le libéralisme économique a été tué par l’étouffement progressif de la concurrence, le libéralisme politique a été miné par l’effritement de la classe moyenne, les «droits humains» sont de plus en plus bafoués et le libéralisme des libertés a été éviscéré.



Donald Trump a-t-il planté les derniers clous dans le cercueil du libéralisme avec ses droits de douane prohibitifs et ses assauts contre l’état de droit?  Ressorti comme le diable de sa boîte grâce à Margaret Thatcher et Ronald Reagan au début des années 1980, le (néo)libéralisme a connu un triomphe sans précédent les deux dernières décennies du XXe siècle, abattant coup sur coup le keynésianisme et l’Etat-Providence, le communisme et son mentor soviétique, puis le socialisme avec la conversion de la social-démocratie au capitalisme, tout en s’imposant dans le monde entier grâce à la mondialisation.

Puis il a commencé à refluer après la crise économique de 2008. Le ciel s’est alors peu à peu assombri. Les obstacles se sont multipliés: inquiétudes croissantes provoquées par le changement climatique et la crise écologique induits par la course au productivisme, déclin relatif de l’hégémonie américaine gardienne du temple libéral, montée en puissance des Etats dits révisionnistes et des mouvements dits illibéraux, retour du néoprotectionnisme, perte de crédibilité de la démocratie libérale, déliquescence de l’état de droit. Et ainsi de suite, la liste des cailloux semés sur sa route ne cessant de s’allonger.

Le libéralisme authentique s’achemine-t-il, lentement mais sûrement, vers sa fin?

Interrogeons l’IA

Pour en avoir le cœur net, j’ai interrogé la pythie de notre temps, l’IA et ses diverses applications, versions modernes, hautement technicisées et donc forcément dignes de foi des anciens haruspices. Les messages qui sont remontés des entrailles de la Grande Machine sont aussi formels qu’unanimes: oui le libéralisme est à la croisée des chemins mais non il n’est pas mort, son cadavre bouge encore, il en a vu d’autres, il est résilient et capable de s’adapter à la situation actuelle, aussi grave soit-elle. Et chaque moteur de recherche d’appuyer ses conclusions optimistes sur les informations glanées sur X, Meta ou Baidu, en fonction de la maison-mère qui l’a mis au point.

D’où il ressort que les grands défenseurs du libéralisme ne sont plus des philosophes, des intellectuels ou des économistes indépendants issus des grandes universités, mais des algorithmes anonymes à la solde des géants de la tech qui ont financé leur développement et qui, comme par hasard, sont tous des grands bénéficiaires de la dérégulation libérale.

Dans ces conditions, mieux vaut, comme les Anciens, interroger le vol des oiseaux pour avoir une réponse satisfaisante à notre question.

Ou miser sur sa propre intuition, son expérience et ses observations personnelles.

Pour ma part, ma conviction est faite: le libéralisme des Lumières est mort de sa belle mort au début des années 2020, sous les coups non pas de ses adversaires mais des siens.

Cartellisation de l’économie et constitution de monopoles

Le libéralisme économique a été tué par l’étouffement progressif de la concurrence au profit de la cartellisation de l’économie et par la constitution de monopoles et d’oligopoles de plus en plus en plus puissants, capables de s’acheter les faveurs du monde politique au détriment des entrepreneurs plus petits ou des plus honnêtes. Et cela aussi bien dans les économies de l’Occident démocratique que dans les pays dits autoritaires tels que la Chine ou la Russie. Au contraire, dans ces derniers pays, les oligarques ont été mis au pas – voir les cas de Jack Ma, fondateur d’Alibaba, en Chine ou celui de Mikhail Khodorkovski en Russie – et le politique a réaffirmé sa primauté sur l’oligarchie. La propriété privée, l’initiative privée, la dérégulation, les baisses d’impôts, qui sont des marqueurs du libéralisme occidental, sont toujours invoqués mais vidés de leur substance ou détournés au profit des plus riches grâce au processus de financiarisation qui fonctionne au détriment de l’industrie et de la production réelle de biens. La collusion entre la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président de Pfizer Albert Bourla à propos des achats de vaccins pendant la crise du Covid-19 peut être considéré comme un tournant.

Disparition du salariat industriel

Le libéralisme politique a lui été miné par l’effritement de la classe moyenne, pilier du système démocratique. Les couches inférieures, précarisées par la disparition du salariat industriel et la concurrence d’immigrants moins bien payés, se sont détournées du vote ou ont cherché refuge dans les bras des partis «populistes». Les syndicats ont été éliminés ou réduits à l’état de figurants. Les classes moyennes supérieures, protégées par leur formation, leur statut et leurs réseaux, se sont mises au service de l’oligarchie en trustant les postes les plus lucratifs dans l’appareil d’Etat et à la tête des partis politiques qui se partagent le pouvoir. L’état de droit, la justice et l’appareil judiciaire, les lois, se sont alignées sur les impératifs de cette nouvelle classe dirigeante endogame tandis que les interdits, la surveillance de masse et les atteintes aux libertés fondamentales de réunion, d’expression ou de déplacement se généralisaient dans le reste de la population au nom de la lutte contre le terrorisme, le Covid-19 ou les menaces de Poutine et du régime des mollahs.

Quant aux «droits humains», pourtant portés aux nues par le discours dominant, ils se voyaient de plus en plus bafoués dans les faits: des agresseurs qui se voyaient dénoncés d’un côté, tel Poutine en Ukraine, étaient absous de l’autre, tel Netanyahu au Moyen-Orient; les victimes de sévices étaient honorées d’un côté (Navalny) mais ignorées de l’autre (Assange) tandis que certains bourreaux pouvaient bombarder et massacrer des dizaines de milliers de civils en Irak ou à Gaza en toute impunité.

Terrorisme intellectuel

De son côté, le libéralisme culturel a sombré dans le terrorisme intellectuel – chasse aux sorcières contre les complotistes et l’extrême-droite, annulation de spectacles, destruction de monuments, abolition de l’histoire, réécriture des livres jugés discriminants, censure des opinions et des artistes non-conformes – l’insignifiance, l’abaissement des niveaux scolaires, l’abrutissement de masse par les réseaux sociaux, le monopole de la parole publique par des experts sans qualité. Ce qui reste de vivacité intellectuelle se concentre désormais sur des querelles sociétales dignes des débats médiévaux sur le sexe des anges: batailles picrocholines sur les différences de genre et les degrés de discrimination dont seraient victimes des microminorités ignorées du grand public.

La doctrine libérale a été la première à en faire les frais: la génération des grands économistes et penseurs libéraux a disparu sans successeurs et le dernier théoricien, Francis Fukuyama, s’est lamentablement trompé en proclamant l’avènement d’un âge d’or libéral et la fin de l’histoire. Sur le plan doctrinal, philosophique, intellectuel, l’encéphalogramme du libéralisme est désormais complètement plat.*

Le naufrage de l’ordre international

Dernier avatar du libéralisme des origines, l’ordre international créé en 1945 a lui aussi fait naufrage. L’ONU, les organisations internationales et les institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, ont perdu leur représentativité et leur crédibilité. Quant à «l’ordre basé sur des règles» promu par les Etats-Unis pour asseoir leur hégémonie, il a ruiné le multilatéralisme. Le droit international d’inspiration libérale n’est plus pris au sérieux, à force d’être bafoué par les démocraties qui étaient censées le défendre – voir les attaques illégales contre la Serbie en 1999, l’Irak en 2003, la Libye en 2011, les accords de Minsk avalisés par l’ONU en 2015 ou l’Iran en 2025.

Il aura suffi d’une génération pour que le dogme libéral, qui avait supplanté le christianisme comme croyance et était devenu la grande religion laïque des années 1990, s’abîme dans le crime et la médiocrité, par la faute de ceux qui s’en réclamaient. Car ce ne sont pas ses ennemis désignés, les Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Orban et autres Melloni qui l’ont enterré, mais ceux qui s’en gargarisaient, les Clinton, les Bush, les Blair, les Obama, les Barroso et autres von der Leyen qui, à force d’hypocrisie, de formules creuses et de mensonges ont éviscéré le libéralisme des libertés qu’il était supposé promouvoir.

La suprasociété annoncée par Zinoviev

La crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont achevé de transformer la société occidentale dans cette suprasociété que le philosophe russe Alexandre Zinoviev annonçait peu avant sa mort en 2006. L’espace social, politique et culturel est désormais entièrement soumis à une forme de totalitarisme doux, masqué par des apparences démocratiques et un libéralisme de façade, qui n’est plus qu’un simulacre. La centralisation du pouvoir par des instances supranationales, le contrôle idéologique par médias et réseaux sociaux interposés, l’homogénéisation culturelle et la perte de souveraineté des Etats et des citoyens sont désormais irréversibles.

Curieusement, par une de ces ironies dont le destin a le secret, l’espoir de se sortir de cette impasse repose désormais sur les sociétés dites autoritaires. Dans les régimes autoritaires, en effet, on sait qu’on est contraint, ce qui ouvre des perspectives. Dans la suprasociété, on croit être libre, ce qui condamne toute espérance. Ce n’est donc pas de là que viendra le salut.


* En Suisse, mentionnons toutefois les efforts louables du petit groupe indépendant qui, autour du mensuel le Regard Libre, essaie de ranimer la flamme du libéralisme. Les autres groupes de réflexion, tel Avenir suisse, se sont transformés en simples lobbies du grand patronat et de la finance, tout comme la recherche universitaire, entièrement vouée à l’économétrie, au monétarisme et à l’économie de l’offre.

 

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