Analyse / Invitation à ne pas chercher à comprendre Yves Velan
Les Editions d’en bas publient trois textes de l’auteur né en 1925 et mort en 2017. Bien que partiellement oublié, intellectuel de gauche, Yves Velan est un des auteurs suisses romands majeurs. Loin de se barricader dans une posture – celle du gars qui aurait moralement raison – il explore, prend des risques et en fait prendre aux lecteurs. C’est en se perdant dans son œuvre qu’on s’y sentira le mieux.
C’est un pavé, comme on dit. Six cent vingt-quatre pages de texte composé en Garamond corps 11,5. Pas de photo sur la couverture mais la reproduction d’un tapuscrit annoté par l’auteur. Voilà un livre qu’on aborde sans imaginer une seconde qu’il va nous distraire, nous aider à passer le temps.
Depuis six ans, les livres d’Yves Velan (1925-2017) sont les uns après les autres réédités. Soft Goulag, aux Editions Zoé en 2017, Contre-pouvoir, aux Editions d’en bas en 2021, et aujourd’hui, toujours chez en bas, Je, La statue de Condillac retouchée et Onir. Je est le premier livre de l’auteur, publié en 1959, tandis que La statue de Condillac retouchée date de 1973 et Onir de 1974. Yves Velan est sans conteste un des écrivains majeurs de la Suisse romande, même si, en grande partie de son fait, il reste très méconnu. Des spécialistes ont parlé de l'aspect littéraire de son œuvre, souvent avec pertinence, nous ne reviendrons pas là-dessus.
Membre du POP
Par contre, gardons en tête l’engagement politique d’Yves Velan, sa dialectique. En écrivain, c’est-à-dire en arpenteur, en chercheur, en fouilleur, il révèle dans ses livres ce curieux ménage qu’ont formé en Suisse romande dans les années 50-60-70 le protestantisme et le communisme. Yves Velan a été membre du Parti ouvrier populaire (POP) de 1947 à 1958 et, de ce fait, interdit d’enseignement dans le canton de Vaud avant de rejoindre la Chaux-de-Fonds où il a enseigné la littérature jusqu’à sa retraite en 1991. C’était un intellectuel de gauche, cofondateur du groupe d’Olten qui a réuni des écrivains, de gauche eux aussi, de 1970 à 2002.
Ses livres peuvent – aussi – être lus comme une critique tout à la fois du capitalisme et des tentatives marxistes de s’y opposer, tout ça dans l’épais brouillard de la morale calviniste qui a embrumé – qui embrume encore? – de nombreux intellectuel et artistes issus des cantons romands protestants.
Se débarrasser de la bonne conscience?
«Tu as trahi le secret si bien gardé […]. Tu es ce traître qu’est l’écrivain, celui qui révèle ce que la société conspire à refouler», lui écrit un correspondant vaudois lorsque paraît Je. Ce premier roman raconte l’histoire de Jean-Luc Friedrich, pasteur à Nyon. Le lecteur – la lectrice aussi – est invité dans la tête de Friedrich, dans sa pensée, pour y suivre les méandres de la culpabilité qui oppresse le malheureux ministre du culte protestant. Un ministre attiré tout à la fois par l’idéal communiste et par le corps des hommes. Sans doute pense-t-il le communisme proche du christianisme – «Bien des premiers seront les derniers et bien des derniers seront les premiers.» (Marc 10:31) – et sans doute le corps des hommes, surtout des militants, réveille-t-il chez lui un élan vital profondément refoulé. On pourrait croire le pasteur Friedrich submergé par la confusion, il n’en est rien. Il est certes embourbé, tourmenté, blessé, effrayé, mais les contradictions qui l’agitent l’aident à parfois penser contre lui – ce qui est indispensable pour qui veut penser – même si la vanité protestante le fait s’appesantir sur ses états d’âme et s’auto-humilier avec délectation. C’est en se perdant qu’il se trouve, bien sûr: «Je suis sur la grand-place de Sodome. Mais ce que je vois ce n’est pas le feu du Ciel. Ce pays aura un châtiment qui lui ressemble. Elle, Sodome, l’attendait dans les plaisirs désespérés et tremblants, la connaissance. Notre mort sera pire: souriante, quotidienne, si bien que nul salut ne sera possible. Peut-être est-ce déjà fait?»
Dans la postface de Je, Roland Barthes expose: «Voilà, je pense, quel est l’enjeu du livre, voilà qui justifie sa technique, ses détours, la manière profondément déroutante dont il fait surgir d’une névrose un sens politique, dont il parle du prolétariat dans ce langage mi-métaphysique, mi-érotique qui a tout pour irriter à la fois les marxistes, les croyants et les réalistes: il retire à son héros le bénéfice de toute bonne conscience.» Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Je est un roman où s’affrontent la raison et la sensualité, la morale et le désir, les sentiments et les sensations. Finalement le pasteur semble s’y retrouver, tant pis pour lui.
«Prêter son corps à un flux de parole»
«J’avertis qu’il faut renoncer à comprendre immédiatement. Les choses entre elles s’éclaireront au fil des lectures. Il s’agit d’abord de prêter son corps à un flux de parole, de ressentir sensuellement.» L’avertissement de Jérôme Tonetti, dans la préface de La statue de Condillac retouchée, est pertinent.
En 1754, Etienne Bonnot de Condillac imagine l’éveil d’une statue aux sensations et aux perceptions, ce qui lui permet de théoriser que c’est ainsi que nous viennent nos connaissances. «Agissant comme Condillac avec sa statue, Velan fait le pari esthétique d’inventer le langage d’une première présence au monde. […] Son projet, Velan l’a détaillé dans plusieurs conférences, données à l’occasion de la sortie du roman, s’attachant à expliquer non le livre comme produit fini, mais le cheminement pour y aboutir, la genèse du texte», prévient, toujours dans sa préface, Jérôme Tonetti.
C’est dit, ce livre, il faut le ressentir avant de le comprendre et, ajoutons qu’en le ressentant, on peut aller jusqu’à faire l’économie de le comprendre. Avec La Statue de Condillac retouchée, Yves Velan déterritorialise, au sens deleuzien du terme, le pasteur Friedrich de Je et tente de se déterritorialiser lui-même en tant qu’intellectuel de gauche. Il propose au lecteur de se mettre exactement à la place de la statue, «de ne point juger des choses par leur vérité mais par la dépendance de leur rapport.» Nous voilà loin du popisme et du calvinisme vaudois, loin de la culpabilité névrotique, de l’assurance d’appartenir au bien en luttant contre le mal. Mais plus près de ressentir le monde. «D’après Velan, le marxisme expurgé par les partis communistes traditionnels de ses idées les plus intéressantes, notamment l’économique comme inconscient social, le fétichisme de la marchandise ou le concept d’aliénation, ne fonctionnait plus comme une psychanalyse sociale utile pour comprendre l’époque», explique encore Jérôme Tonetti.
Métaphysique marxiste
La statue de Condillac retouchée est une œuvre tout à la fois littéraire et politique. «La rupture aussi est engendrée et naturelle, écrit l’auteur. Il faut que les conditions soient produites pour qu’elle ait lieu. Cependant la rupture n’advient que si elle se dit. Le manque de parole nous perpétue dans le désordre aménagé: il n’existe de socialisme que subjectif. La Révolution est nécessaire, cela signifie: le processus la rend fatale mais nous devons la vouloir.» Ce livre est une expérience, une tentative qui a peut-être mené son auteur dans les bras d’une métaphysique marxiste. A chacune et à chacun d’en faire l’expérience somatique en se confrontant à ce texte ardu.
Dans Onir, le court texte qui clôt le volume des Editions d’en bas, Yves Velan écrit: «le kkapitalisme n’a pas de projet. Oui. Mais c’est Capital. Oui. […] Comment une entreprise humaine n’a-t-elle pas de projet? […] le kkapitalisme est une NATURE et le Savoir est vérifié puisqu’il est la pensée des choses qui vont leur chemin Fatales».
«Je voudrais, parmi d’autres petites choses, insinuer du désordre dans l’ordre rampant de la conformité», dira aussi, ailleurs, Yves Velan. Si ce désordre ne vous effraie pas, plongez sans précaution dans ses textes. Surtout si vous ne savez pas nager.
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