Actuel / A Gaza, la poésie survit sous les bombes
L’armée israélienne détruit méthodiquement Gaza avec la volonté affichée de faire disparaître non seulement les Palestiniens qui y vivent mais aussi leur culture. Une anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui vient de paraître, regroupant les poèmes de vingt-six autrices et auteurs − dont certains ont été tués par les bombes – qui résistent avec leurs vers pour seule arme. Extraits.
A Gaza, il n’y a pas que les corps que l’armée israélienne détruit. C’est toute la culture palestinienne et tout le patrimoine palestinien qui doivent être effacés de cette terre soi-disant promise − promise à qui, à quoi? A l’enfer? Et cette volonté de négation n’est pas née hier, elle est agissante depuis 1948. «La guerre de 1948 s’est accompagnée de pillages et de vols organisés. Comme en témoigne le documentaire The Great book robbery, réalisé par Benny Brunner en 2012, des unités spéciales ont été chargées de ramasser les livres et documents dans les maisons dont les Palestinien·nes avaient été chassés, dans les bibliothèques ou les archives. Tous ces livres (près de 70 000), classés dans la catégorie "propriété des absents", se retrouvent aujourd’hui dans diverses bibliothèques et ne sont consultables que par des Israélien·nes. Pour l’historien [israélien] Ilan Pappé le but est clair: mettre en échec le récit palestinien. Privés de ces livres et documents, les Palestinien·nes sont en effet dépossédés d’une partie de leur histoire et de leur culture», explique Marianne Blume dans son article Génocide culturel et résistances en Palestine paru sur le site Agir par la culture.
Israël ne détruit pas que les hôpitaux et les équipements de la bande de Gaza, aussi les écoles et les universités: «95% des établissements scolaires de Gaza ont été endommagés ou détruits et près de 700 000 enfants n'ont plus accès à l'école depuis octobre 2023. (…) Les universités palestiniennes n'ont pas non plus été épargnées par l'armée israélienne. Selon la Commission d'enquête, la destruction partielle ou totale des campus académiques a affecté environ 87 000 étudiants et étudiantes de Gaza. Au moins 57 bâtiments universitaires ont été rasés», annonce la RTS.
«Taisez-vous! Laissez-nous parler! Nous avons des choses à dire au monde»
Les artistes de Gaza sont bien sûr eux aussi victimes des bombardements et des exactions de l’armée israélienne. Et parmi eux et elles, des poètes et des poétesses. Les Editions Points viennent de faire paraître une anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui, Gaza, Y a-t-il une vie avant la mort?. Elle regroupe les poèmes de vingt-six auteurs et autrices, dont certains sont morts sous les bombes. «Ces voix n’ont pas besoin de nos analyses pseudo-savantes, du minimum syndical de notre indignation et des trémolos de notre compassion. D’elles, on peut accepter avec humilité qu’elles nous rudoient: "Taisez-vous! Laissez-nous parler. Nous avons des choses à dire au monde, et nous le faisons avec les moyens du bord, dans un terrain où jamais la poésie n’a mis les pieds, dans une pénurie extrême de lumière, d’air, d’eau, de n’importe quoi que l’on puisse se mettre sous la dent. Nous avons l’impression d’écrire dans les ténèbres d’un inframonde où ne nous parviennent que les échos sourds des bombardements et les minces filets des voix des agonisants. Taisez-vous! Laissez-nous parler."», écrit le traducteur Abdellatif Laâbi dans son introduction.
Quelques extraits de ce livre indispensable
Dans ces vers, Rifaat al-Aareer – mort le 6 décembre 2023 dans un bombardement israélien, comme une bonne partie de sa famille – s’adresse au soldat qui vient de le frapper au visage avec la crosse de son fusil M-16: «Je ne te hais pas / Je voudrais plutôt t’aider / à cesser de me haïr / et de me tuer / Je te le dis: / le bruit de ta mitraille / t’a rendu sourd / l’odeur de la poudre / recouvre l’odeur de mon sang / et les étincelles déforment / les traits de mon visage / Ah! Si tu pouvais cesser de tirer / ne serait-ce qu’un instant / Le feras-tu ? / (…) / Moi, toi / Je suis ton passé / et toi / en me tuant / tu te tues toi-même».
Noureddine Hajjaj, licencié en mathématiques, poète et nouvelliste, a été tué dans sa maison par une frappe israélienne le 3 décembre 2023. «Je suis Noureddine Adnan Hajjaj, écrivain palestinien. J’ai vingt-sept ans et de nombreux rêves. Je ne me réduis pas à un chiffre et je refuse que la nouvelle de ma mort passe inaperçue, sans que vous disiez que cet homme-là aimait la vie, le bonheur, la liberté, le rire des enfants, la mer, le café, l’écriture, Fayrouz, et tout ce qui comble de joie avant que ces choses disparaissent en un claquement de doigts».
Shorouq Mohammed Doghmosh est née en 1996, poétesse et nouvelliste, elle vit à Deir al-Balah, une ville située entre Gaza et Rafah. «La terre me dit: / Retourne à ma matrice / et blottis-y-toi / Viens / viens! / Je te promets de t’enfanter de nouveau / en rose sauvage / ou en herbe verte / en n’importe quoi qui n’aurait pas / les yeux noyés de larmes / et un cœur torturé».
Haydar al-Ghazali est né en 2004. Ses études de lettres anglaises et de traduction à l’Université islamique de Gaza ont été interrompues par la destruction de l’établissement. «J’ai honte de ma poitrine / toujours reliée à des bras et une tête / J’ai honte de mes jambes / qui soutiennent encore un corps intact / Comme j’ai honte / face à une petite fille / qui n’a pas retrouvé la tête de son père / afin de lui donner le baiser de l’adieu / Et j’ai honte quand je passe tout entier / devant une femme / ramassant les morceaux de ce qui reste / de son enfant».
Alaa al-Qatraoui est née à Gaza en 1990. Ses quatre enfants ont été tués lors du bombardement de sa maison et l’armée israélienne lui a interdit de fouiller les décombres à la recherche de leurs corps. Dans le poème Laissez-moi la voir! (à mon enfant Orchidia), elle écrit: «Donnez-lui mes poumons / Peut-être s’est-elle étouffée sans eux / peut-être n’a-t-elle pas pu crier mon nom / tant les décombres l’écrasaient» Et dans le poème Je ne vais pas bien: «Je ne vais pas bien / car j’ai cru avoir survécu à la guerre / mais en vérité / j’y suis morte plusieurs fois plutôt qu’une / même s’ils ont cru que j’y ai survécu!»
Yousef al-Qidra est né à Gaza en 1983, il a fait des études universitaires de langue arabe et de communication. Il écrit dans Que peut faire un poème?: «Je peux écrire un poème / avec le sang qui coule / les larmes / la poussière remplissant ma poitrine / les chenilles du bulldozer / les restes humains / les décombres de l’immeuble / la sueur de la résistance civile / les cris des enfants et des femmes / la sirène des ambulances / les débris d’un arbre que j’aime / avec tous ces visages qui s’enquièrent de leurs disparus / le cri du petit Anas enfoui sous ls décombres / «Je suis encore vivant!» / avec les cadavres défigurés / et l’attente puis l’attente et l’attente».
A Gaza, la poésie ne meurt pas.
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