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Analyse


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Les BRICS s’apprêtent à tenir leur prochain sommet les 24 et 25 octobre prochain à Kazan, en Russie. Désormais au nombre de neuf, depuis l'admission en début d'année des Emirats, de l'Egypte, de l'Ethiopie et de l'Iran, ce sommet devrait enregistrer les candidatures de la Turquie, de l’Azerbaïdjan, du Venezuela, de la Malaisie et de la Thaïlande en plus de la trentaine de pays qui ont manifesté leur intérêt pour rejoindre l'organisation. Les BRICS sont en train de réinventer l'ordre mondial. Ils ont désormais les moyens de le faire pour au moins trois raisons.



Sur le plan économique tout d'abord, on assiste à un rééquilibrage massif, durable et irréversible de la création de la richesse mondiale en faveur des pays d'Asie et du Sud.

En parité de pouvoir d’achat, le PNB consolidé du groupe BRICS+ dépasse désormais le PNB total des pays du groupe G7/UE/OTAN. Pour la première fois depuis la révolution industrielle, le Sud devance le Nord. Les sept milliards de «pauvres» passent devant le milliard d’habitants des pays les plus riches. Dans son étude 2023, la CIA classait la Chine en tête de l'économie mondiale avec 31'227 milliards de dollars de PNB en PPP, les Etats-Unis en seconde position avec 24'662 milliards, l'Inde en troisième (13'104 milliards) et, plus surprenant, la Russie à la quatrième place (5'816 milliards) devant le Japon, l'Allemagne le Brésil, l'Indonésie, la France et le Royaume-Uni (3'700 milliards environ). (Voir Real GDP (purchasing power parity) Comparison - The World Factbook (cia.gov).)

Si l'on calcule la puissance économique en termes de capacité productive réelle (le total des biens et marchandises physiques produits), la différence est encore plus spectaculaire: la Chine pèse à elle seule autant que les Etats-Unis, l'Union européenne et le Japon réunis tandis que l'Inde passe devant les Etats-Unis et que la Russie occupe la cinquième place juste devant l'Indonésie.

Et ce n'est pas tout. Malgré le prétendu ralentissement chinois, la Chine, l'Inde, la Russie et les autres pays d'Asie restent les moteurs de la croissance mondiale. La croissance chinoise a ralenti mais demeurait deux fois plus forte que celle des Etats-Unis et de l'UE au premier semestre 2024. Quant à la Russie, grâce aux sanctions occidentales, sa capacité productive a bondi de 42% depuis le début de la guerre en Ukraine, passant largement devant le Japon.

Naturellement, vous ne trouverez pas trace de ces évolutions dans les médias occidentaux, trop occupés à relayer les appels aux armes du président Zelensky et les apologies de la violence de Benjamin Netanyahou, ou à célébrer les pompeuses cérémonies de l'Eurovision ou de l'inauguration des JO de Paris.

Mais l'élément le plus nouveau, c'est la volonté idéologique et stratégique des BRICS de s'imposer sur la scène mondiale, non pas contre mais à côté de l'Occident, en instaurant un nouvel ordre du monde fondé sur la multipolarité plutôt que sur l'hégémonie et la confrontation. Dans un article emblématique de cette volonté de changement (The Nation, July 16, 2024), la sénatrice pakistanaise Sehar Kemran a parfaitement théorisé cette volonté générale de «saisir le moment multipolaire».

Profitant de l'opportunité ouverte par les BRICS, les petites et moyennes puissances s’enhardissent et cherchent à récolter elles aussi les dividendes politiques et économiques de la nouvelle donne géopolitique. La rivalité américano-chinoise pour l’influence mondiale, la guerre en Ukraine et l’indignation suscitée par le massacre des Palestiniens ont créé de nouvelles solidarités et leur offrent de nouvelles opportunités.

Les Etats des BRICS+ et du Sud Global aspirent désormais à affirmer leur place, leurs cultures nationales, leur vision du monde sur la scène mondiale. Ils sont en train de jeter les bases d'un nouveau soft power, en réhabilitant les valeurs de souveraineté et d’égalité des peuples et des Etats que l'Occident a délaissées ou détournées à son seul profit. Ces revendications trouvent un large écho dans leur jeunesse et leur société civile, comme on l'a vu récemment avec le plan de paix africain pour l'Ukraine et la plainte déposée par l'Afrique du Sud contre Israël pour génocide en Palestine. 

Et cela, quelles que soient leurs différences idéologiques. Les uns affirment ou réaffirment leurs convictions communistes (Chine, Vietnam, Corée du Nord), les autres leurs inclinations conservatrices (Russie, Inde, Arabie saoudite, Turquie), tandis que d'autres encore affichent leur attachement à la démocratie libérale et au progressisme sociétal (Brésil, Afrique du Sud). 

Sur le plan pratique et diplomatique enfin, les BRICS développent un nouveau mode opératoire, de type transactionnel. Ils sont en train de créer un système de coopération pragmatique, fondé sur la recherche et le développement des intérêts communs plutôt que sur l'application de règles mondiales imposées d’en haut, sur le modèle du rules based order américain. 

Cette coopération sans ingérence, ou ce plurilatéralisme coopératif comme on pourrait l'appeler, refuse les diktats du «un ordre unique pour tous», du «diviser pour régner», du «si tu veux la paix prépare la guerre», du «qui n'est pas avec nous est contre nous» qui sont à leurs yeux caractéristiques du projet colonialiste puis néo-colonialiste que l’Occident a essayé de leur imposer depuis la Renaissance. 

Un professeur chinois récemment invité au GCSP à Genève rappelait que ce qui différenciait la Chine des Etats-Unis, c’est que les seconds n’hésitaient pas à envahir, bombarder ou envoyer leurs troupes lorsque leurs intérêts étaient menacés tandis que les Chinois, en cas de différends avec leurs voisins, réglaient la querelle avec des canons à eau, comme c’est le cas avec les Philippins et les Vietnamiens dans la mer de Chine. Même chose à propos du conflit frontalier avec l’Inde: la dernière échauffourée s’est réglée à coups de poings plutôt qu’à coups de canon.

La condition pour être admis dans les BRICS est de ne pas prendre de mesures de force ou de coercition contre un autre membre: pas de sanctions économiques ou politiques ni de confrontations armées entre membres, pas d’ingérences dans la politique intérieure des Etats. Le contraire de ce que pratique l’Occident en somme.

On verra ce que donne le sommet de Kazan. Une trentaine de chefs d’Etat et de Premiers ministres sont attendus. Il est intéressant de constater qu’il a été précédé de dizaines de forums ministériels et de la société civile qui ont abordé toutes sortes de domaines, académiques, environnementaux, parlementaires, économiques, techniques, scientifiques et culturels. Ce qui prouve que les ambitions ne sont pas limitées au commerce et à l’économie.

Sur le plan de la sécurité, l’Organisation de Coopération de Shanghai fonctionne sur les mêmes principes: égalité des membres et absence d'alliances militaires exclusives de type OTAN, lesquelles sont forcément perçues comme agressives par ceux qui n'en sont pas membres. Ainsi la Russie et la Chine insistent-elles beaucoup sur leur coopération «sans limite», mais tout en précisant derechef qu’il n’est pas question d’une alliance militaire.

De son côté, l’ensemble eurasien suit le même modèle, malgré les querelles de voisinage et les contentieux historiques. Pour la première fois de leur histoire, l'Asie, l'Europe et les mondes arabo-musulman et hindou se trouvent intégrés dans un même continuum, sans puissance disruptive qui s’interpose.

Voilà qui ouvre des perspectives inédites et prometteuses. Par les temps qui courent, c’est une bonne nouvelle.

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