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Actuel / Lettre ouverte à Pascal Décaillet

Jacques Pilet

11 septembre 2018

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Tu es un brillant journaliste, fort cultivé de surcroît. Tu connais comme peu l’histoire de l’Allemagne, de la France et de la Suisse. Tu aimes le débat. Alors débattons. Jour après jour, sur ton blog hébergé par la Tribune de Genève, tu dis ton allergie à la construction européenne que tu penses d’ailleurs en pleine décrépitude. Comme tant d’autres, tu diabolises «Bruxelles». Vibrant de patriotisme, tu exaltes l’identité des peuples que tu vois menacée par l’ouverture des frontières.



Tu es un conservateur qu’ébouriffe toute forme de mondialisation, pour ne pas dire cosmopolitisme. C’est une attitude conséquente. Alors on ne s’étonne pas de te lire sur les événements de Chemnitz. Tout est de la faute à Merkel qui, en automne 2015, a ouvert les portes au million de réfugiés qui erraient entre la Grèce, les Balkans, la Hongrie et l’Autriche. Des hommes, des femmes et des enfants qui fuyaient les guerres de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Peu à voir avec les Africains qui, pour la plupart, cherchent aujourd’hui à venir en Europe pour mieux vivre. Juste une question, cher Pascal Décaillet, maudire la chancelière, pourquoi pas, mais qu’aurais-tu proposé? Rassembler et enfermer les réfugiés dans des camps de concentration? Organiser une chaîne de charters vers Damas, Bagdad et Kaboul? Prétendre que cet accueil était une manœuvre pour fournir de la main d’œuvre bon marché aux affreux patrons allemands c’est une pirouette à la Mélenchon peu digne de toi. Bien sûr, cet apport est précieux dans un pays en déclin démographique. As-tu entendu, sur cette radio romande que tu pourfends, le reportage sur ces entreprises du Baden-Württemberg qui tournent avec l’aide des immigrants? Ils ne sont pas sous-payés comme tu le prétends et le chômage dans cet Etat est inférieur à celui de la Suisse, de beaucoup comparé à Genève. Mais voir sans cesse le machiavélisme chez cette fille de pasteur est-allemand qui dirige l’Allemagne, c’est une facilité.

Toi qui aimes tant l’Allemagne, tu devrais approfondir quelque peu ton analyse des événements inquiétants qui secouent la Sachse. 

Dans la foule en colère de Chemnitz, il y avait certes peu de néo-nazis, mais ceux-ci ont été tolérés et portés par le mouvement. S’inquiéter de cela, ce n’est pas tomber dans l’angélisme bobo que tu ne cesses de dénoncer. Voir dans cette hostilité aux migrants la seule expression de la détresse sociale est un peu court. Entre parenthèses, le chômage n’est pas plus élevé en Sachse que dans la plupart des Etats de l’ouest. Depuis la chute du mur de Berlin, les Allemands de l’est ont le sentiment de n’être pas considérés par ceux de l’ouest. Leur pays a été reconstruit à coups de milliards, mais ses habitants ont le sentiment, justifié ou pas, qu’ils pèsent peu dans la République. A cela s’ajoute l’héritage de la période communiste. On n’y a pas appris la tolérance et encore moins la démocratie. Or celle-ci ne s’apprend pas en une ou deux générations. Le chemin est long. D’où la flambée de ce qu’il faut bien appeler la haine. Constater cela, ce n’est pas nier les problèmes que pose l’afflux d’étrangers, d’ailleurs interrompu maintenant. Toi qui aimes tant l’Allemagne, tu devrais approfondir quelque peu ton analyse des événements inquiétants qui secouent la Sachse. 

Vision passéiste

Mais revenons à la Suisse. Cher Pascal, je suis stupéfait de voir que tu parais réjoui de la dernière initiative de l’UDC qui demande la fin de la liberté de circulation des personnes. Un texte qui, une fois de plus, ne fait pas la différence entre les échanges européens et l’accueil des autres migrants qui reste contrôlé et largement fermé. As-tu oublié ce qui s’est passé dans notre pays à la fin du 19ème et le début du 20ème? Une période de modernisation accélérée avec la construction des trains, le développement du tourisme et de l’industrie. Les frontières étaient ouvertes. Les étrangers aussi nombreux en proportion qu’aujourd’hui. La Suisse a toujours eu besoin d’ouverture pour progresser. Ah! oui, j’oubliais, tu n’aimes pas le mot progrès. Parce qu’il est maintenant jugé porteur, souvent à raison, de toutes sortes de dangers. Mais comment toi, l’humaniste conservateur, peux-tu t’enfermer dans une vision passéiste et mythologique? 

Le non-sens du retour en arrière

Comment toi, qui a tant lu sur l’histoire, peux-tu idéaliser une Europe où chaque nation ne ferait qu’exalter ses particularités? Comment ignorer les périls du nationalisme? Défaire l’Union européenne? Et pour faire place à quoi? Il ne t’a pas échappé, j’espère, ce petit épisode d’actualité révélateur: le gouvernement nationaliste autrichien que tu as en sympathie veut donner sa nationalité aux Italiens germanophones du Tyrol du sud. Ce qui suscite la colère de Rome où siègent d’autres nationalistes! Tous sont d’accord pour refuser l’immigration mais prêts à se crêper le chignon entre eux. L’Europe de tes rêves, sans règles communes, sans efforts communs, sans affirmation commune face aux géants américains et chinois, ce sera un espace de tensions incessantes pour ne pas dire plus. L’Allemagne et la France se querelleraient à nouveau. La Pologne – elle commence déjà à le faire – réclamera des dédommagements gigantesques aux Allemands pour ce qu’elle a subi dans le passé. La Hongrie harcèlera la Roumanie qui compte une nombreuse population magyare. Les bisbilles comme celles qui couvent entre la Slovénie et la Croatie, ou l’Espagne et la Grande-Bretagne autour de Gibraltar, tourneront à l’aigre. Seule la «maison commune» européenne peut empêcher les divisions belliqueuses du passé. Ce projet ne menace d’aucune manière le caractère particulier des peuples, mis sur un pied d’égalité par les institutions. Certes les différences de niveau économique posent problème. Mais ne voir qu’elles, oublier l’effort énorme fourni par les Européens de l’ouest pour reconstruire les pays de l’est, ce n’est pas honnête. 

Je ne te convaincrai pas, cher Pascal. Débattons pourtant. Pour ma part, je suis prêt à mieux considérer des désarrois identitaires qui jusque-là m’ont peu préoccupé. Puis-je, dès lors, espérer que tu diversifieras et nuanceras quelque peu tes sempiternelles rengaines anti-européennes?

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Pieroc 22.09.2018 | 18h01

«Merci M. Pilet d'aborder de cette manière la question de l'avenir de l'Europe. Vaste question à laquelle on ne peut pas apporter de réponse toute faite.
Il faut en tous les cas tenir compte des expériences de l'histoire.
Par exemple, si l'on reprend le cas de la construction de la Suisse moderne, je constate qu'il a fallu les circonstances de la fin de l'Ancien Régime arrivé avec la Révolution française, puis avec les guerres de cette révolutions contre les puissances européennes, l'occupation des Cantons suisses, le régime du Directoire (centralisé sur le modèle français), la guerre civile entre Suisses, la pacification imposée par Napoléon avec l'Acte de Médiation, le retour partiel à l'Ancien régime, en 1815, sous forme de Confédération helvétique, neutre, avec tous les anciens cantons, les territoires alliés et sujets placés sur pied d'égalité. Puis, au fil de l'évolution intérieure de certains cantons (1830), le système fonctionnant de plus en plus mal, on arrive à la guerre civile du Sonderbund (1847) qui débouche sur la défaite des cantons conservateurs et catholiques et permet la mise en place de la constitution de 1848 (sur le modèle de la constitution des Etats-Unis, mais sans la fonction présidentielle, remplacée par un collège, le Conseil fédéral). Je laisse de côté ici les aspects de l'histoire économique de cette période.
Je ne dis pas que cette évolution est un modèle à suivre. Je veux juste souligner qu'un processus d'intégration nécessite du temps, connaît des péripéties, présente des risques et peut même échouer.
Que serait devenue la Suisse, si les cantons du Sonderbund, qui avait passé des alliances avec des puissances étrangères avaient remporté la victoire? La Suisse aurait-elle disparu, les zones linguistiques étant absorbées dans les Etats voisins?
Ainsi donc, dans votre lettre ouverte, vous mentionnez les risques du repli qui pourrait relancer les querelles entre nations dont l'Europe n'a que trop souffert, ainsi que les risques de la faiblesse face aux puissances d'une autre taille qui s'affrontent sur le plan mondial. Reste à trouver un chemin qui permettent aux Européens de trouver leur place, de se sentir solidaires, de ne pas paniquer face aux divers dangers, sans se calfeutrer dans un bunker d'où on ne voit plus rien, on n'entend plus rien et on attend la fin.»


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