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Actuel / «Les Italiens ont l’expérience anti-mafia, mais personne ne les écoute»

Anna Lietti

21 mars 2018

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La n’drangheta s’étend en Europe, l’assassinat de Jan Kuciak l’a montré. La Suisse n’est pas épargnée. Mais nos pays vivent dans le déni et ne se donnent pas les outils juridiques adéquats pour la combattre, dénonce le procureur calabrais Nicola Gratteri. Explications de deux experts suisses en ce 21 mars, «journée de la mémoire et de l’engagement» anti-mafia.



La mafia calabraise est déjà parmi nous. Pas seulement «infiltrée» mais déjà «enracinée». En Suisse, comme en Allemagne et dans plusieurs pays de l’Est européen: «La n’drangheta va là où il y a de l’argent et du pouvoir à gérer, là où il y a des opportunités à saisir».

C’est ce que rappelait, au lendemain de l’assassinat du journaliste slovaque Jan Kuciak début mars, Nicola Gratteri, procureur de Catanzaro et figure de proue de la lutte anti-mafia dans la Péninsule (lire article ci-dessous).

Aujourd’hui 21 mars, l’Italie célèbre, à l’initiative de l’association Libera, la «Journée de la mémoire et de l’engagement» en souvenir des victimes innocentes de la mafia. L’occasion de tendre l’oreille aux  avertissements de Nicola Gratteri. Les pays européens, dit-il en substance, vivent dans le déni: ni vu ni connu, ils préfèrent se raconter la fable d’un phénomène un peu folklorique et typiquement transalpin. «Il n’y a pas, en Europe, la perception de l’existence de la mafia. La preuve, les Etats refusent de s’outiller sur le plan normatif comme l’a fait l’Italie.» Le fléau les guette, mais «le drame», c’est qu’ils ne sont juridiquement pas armés pour y faire face.

Un savoir-faire juridique unique

Les propos du procureur italien résonnent avec ceux d’un historien français de la mafia, Jacques de Saint Victor. Le 9 mars dernier au micro d’Histoire Vivante sur RTS La Première, il expliquait que le jeune Etat italien, contrairement à ce qu’on imagine, a vigoureusement combattu le phénomène mafieux dès ses débuts au XIXe siècle. Qu’il a remporté de beaux succès sur le plan policier, mais que son échec a été juridique: l’arsenal législatif de la République nouvelle, dans son souci de garantir les libertés individuelles, s’avérait inadéquat pour contrer ce type spécifique de crime organisé.

Depuis, l’Italie a appris de ses échecs. Elle s’est dotée d’un savoir-faire juridique unique. «C’est le pays de la mafia, mais c’est aussi le pays de l’anti-mafia», observe Nicolas Giannakopulos, fondateur de l’Observatoire contre le crime organisé à Genève. La question est de savoir si l’Europe saura tirer profit de ce savoir-faire italien. Ou si, comme le craint Nicola Gratteri, elle va «gaspiller un siècle de lutte anti-mafia.»

«Le paradoxe, observe Frédéric Esposito, directeur de l’Observatoire universitaire de la sécurité au Global Studies Institute de Genève, c’est que la loi anti-mafia italienne a servi de base à la directive européenne contre le crime organisé. Mais au niveau des Etats, cette directive s’est concrétisée dans un respect inégal de l’esprit d’origine.» Un parquet européen est bien en projet, mais il est né de la volonté de coordonner la lutte anti-fraude et il risque bien de s’en tenir à ce plus petit dénominateur commun sans se donner l’ambition de combattre le délit spécifique d’organisation mafieuse.

Elle est là, on fait quoi?

«Ce qui fait fondamentalement défaut, explique Nicolas Giannakopulos, ce ne sont pas tant des articles du code pénal qu’une culture juridique appropriée: dans nos pays, toute la formation juridique est tournée vers l’individu et peine à intégrer l’idée du crime de structure. C’est-à-dire l’idée que l’on peut, sans avoir rien fait de répréhensible individuellement, avoir participé à une structure mafieuse. Et que cette participation est répréhensible. C’est le mot «organisation» qui n’entre pas dans les mentalités. La notion d’«organisation criminelle» existe bien dans le code pénal suisse, mais la norme pénale n’est pas utilisée comme elle le pourrait.»

L’expert genevois partage les inquiétudes de Nicola Gratteri: «Les Italiens ont l’expérience anti-mafia, mais personne ne les écoute. Tout le monde sait pourtant que la n’drangheta est implantée partout en Europe.» Mais à l’évidence, il faudra encore beaucoup de Jan Kuciak pour que «la perception de l’existence de la mafia» suscite un sentiment d’urgence. Et pour qu’en Suisse et ailleurs, on se dise: elle est là, on fait quoi?

Nicola Gratteri, procureur de Catanzaro et figure de proue de la lutte anti-mafia. © Ministère italien de la Justice / Bon pour la tête


21 mars, «journée de la mémoire et de l’engagement» anti-mafia (en italien)


Précédemment dans Bon pour la tête

Kuciak: l'enquête inachevée, par Jan Gebert

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@Gio 25.03.2018 | 08h47

«Les Italiens ont malheureusement toujours été associés à La Commedia dell’Arte, ses dirigeants mal considérés ne sont pas pris au sérieux. Lorsqu’on parle de l’Europe, on pense à la France et à l’Allemagne, l’Italie, un des pays fondateurs passe à la trappe.
Le jour où on respectera le pays, on se rendra compte de ses savoir-faire et comme vous le dites dans votre article, j’espère que ce sera avant de dire: la mafia est là on fait quoi ?»


@Pulini 26.03.2018 | 19h03

«Bravo, c'est bien rare entendre ce genre de propos en Suisse. Depuis des années l'écrivain Roberto Saviano informe que le mafias sont omniprésentes en Europe, en particulier dans les pays de l'Est, l'Allemagne et la Suisse .. mais en vain, personne ne l'écoute.»


@stef 01.04.2018 | 17h49

«Bravo, et merci »


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