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Actuel / Les fées du regard de verre

Isabel Jan-Hess

26 août 2017

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Elles vous captent dans le blanc des yeux et connaissent par cœur le secret des iris, miroirs de l'âme. Filles et petites filles d’ocularistes, Milena et Marina Buckel prennent la relève et sculptent des yeux de toutes les couleurs, dans un verre lisse et brillant. Dans leur atelier genevois de Perly, elles créent la prothèse qui redonnera vie à un regard éteint.




A l’ère industrielle, dopée par le numérique, la technologie et l’automatisation des gestes les plus simples, des métiers ancestraux délaissés renaissent ou refusent de mourir. Comme les légumes oubliés, l’artisanat, des techniques de production, d’élevage ou d’activités quotidiennes abandonnées retrouvent leurs lettres de noblesse et séduisent même de plus en plus de jeunes. Ils sont forgerons, ocularistes, bergers, vignerons, cordonniers, musiciens… Tous parlent d’avenir, portés par des valeurs éthiques et les contacts humains.


Isabel Jan-Hess (texte) et Noémie Desarzens (vidéo)


Les sœurs Milena et Marina Buckel: des yeux pour les autres. © Bon pour la tête

Il y a plus de 4000 ans que l’Homme transforme le sable en verre. Avec cette silice, chauffée à plus de 800 degrés, Marina et Milena Buckel sculptent... des yeux! De ceux qui réveillent un visage éteint. A 31 et 33 ans, les deux sœurs marchent sur les pas de leurs aïeuls et fabriquent des «yeux de verre».

Le geste est précis, chirurgical

Dernières, avec leur père, à travailler ce matériau à des fins médicales en Suisse romande, elles accueillent plus de 300 patients chaque année. «Deux frères travaillent aussi le verre en Suisse alémanique, précise Marina. Les autres prothésistes oculaires proposent des yeux en résine synthétique. On a préféré rester au verre, plus lisse, non allergène et sans risque de rejet.»

Dans leur cabinet digne d’un repaire de Tim Burton, on se sent observé. Des dizaines d’iris aux couleurs réalistes attendent sagement leur tour de chauffe. En grappes, prédécoupés, polis, ils se bousculent sur l’établi des deux complices. Le geste est précis, chirurgical pour ces apprenties déjà bien habiles, on sent le savoir-faire inné. «Ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air, plaisante Marina Buckel. Mais c’est vrai qu’on a grandi dans cet univers, on a observé notre père et, après avoir pris des chemins très différents, on est revenues à ce qui nous semblait soudain une évidence.» Milena est diplômée de l'Ecole Cantonale d'Art du Valais (ECAV), et s'est d'abord dirigée vers la culture avant de s'engager à mi-temps à Perly. Marina cumule trois jobs. «Je suis graphiste indépendante, je travaille avec des personnes en situation de handicap et dans l’atelier familial à 50%.»

Artisanal et artistique

Après trois ans d’une formation de six ans en Allemagne (pays dont la technique est originaire et qui ne compte pas pour l'heure d'équivalence reconnue en Suisse), les deux apprenties ocularistes ne regrettent pas leur décision. «On a choisi de privilégier les contacts humains, souligne Marina. Ce sont des patients, pas des clients. On prend le temps avec chacun pour réaliser la prothèse la plus adaptée et l’aider à accepter son nouveau regard.» Des mirettes renouvelées tous les deux ans et remboursées par les assurances maladies. «On a la chance de faire un métier artisanal et artistique, se réjouit Milena qui souhaite souffler le verre aussi pour ses propres créations.

Au fil du temps, les deux ocularistes seront prêtes à accueillir seule les patients. Laissant leur père glisser vers une retraite méritée, ravi de cette relève familiale féminine. Dont l’enthousiasme, le talent et le dynamisme n’empêchent pas d’espérer ne jamais avoir à les solliciter.  



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