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Actuel / Exactions en Libye: va-t-on enfin réagir?

Isabel Jan-Hess

20 octobre 2017

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Ils sont des milliers à arriver en terres européennes chaque année, hantés par des scènes d’exactions innommables vécues en Libye. Des survivants dépouillés de leurs maigres biens et de leur identité, relatant inlassablement les mêmes récits traumatiques depuis des années. Les dizaines de témoignages recueillis au début du mois en Calabre, confirment l’horreur absolue vécue par ces hommes, femmes et enfants, torturés, violés quand ce n’est pas simplement abattus, parfois par des gamins de 10 ans. Aux portes de l’Europe cette barbarie est pourtant dénoncée depuis des années par les ONG et les milieux africains de défense des droits de l’homme, mais rien bouge. On meurt et on est toujours exploité en Libye parce qu’on a la peau noire. Pire, la Communauté européenne tente de négocier avec les milices se partageant le pouvoir pour qu’elles empêchent ces dizaines de milliers d’Africains sauvagement exploités sur leur territoire de rejoindre l’Europe par la mer. Les condamnant ainsi à l’enfer.



Les yeux dans le vide, épuisés par les épreuves traversées, ils racontent. Avec la pudeur des victimes, ces femmes, ces hommes, souvent très jeunes et ces enfants échoués en Calabre, tentent d’exorciser les images qui les hantent depuis leur séjour plus ou moins long en Libye. Passage quasi incontournable vers l’Europe pour des milliers d’Africains fuyant les massacres et la précarité, ce pays où règne le chaos depuis la chute du guide Mouammar Kadhafi en 2011, massacre et réduit en esclavage les noirs, dès leur arrivée sur le territoire. «Une fois que tu as mis le pied en Libye, tu ne peux plus revenir en arrière», explique Landry, 34 ans. L'ancien militant des droits de l’homme menacé au Cameroun est hébergé temporairement dans un village de Calabre. «Je n’avais pas l’intention de me rendre en Europe, je voulais travailler, poursuit-il. Mais mon seul salut a été d’embarquer sur un de ces bateau de la mort, après des mois de tortures.»

Tous ces rescapés rencontrés en Calabre partagent ces mêmes souvenirs traumatiques. «Déjà au Niger, les conditions de vie étaient difficiles, les trafiquants nous vendaient, raconte Sekou, 18 ans, aujourd’hui accueilli dans un village de montagne près de Reggio di Calabria. «J’ai quitté Gao à l’âge de 14 ans et suivi un passeur qui me promettait du travail, confie-t-il avec des regrets. Gao est aujourd’hui une ville morte, dévastée par Boko Haram. Ils tuent tous ceux qui refusent de se soumettre à leurs lois divines. Ils ont fermé la plupart des commerces et sociétés qui s’y étaient développées. A Gao sois tu meurs soit tu pars.» Rapidement pris dans les mailles des filets de trafiquants, Sekou traverse les frontières du Mali et du Niger. «Dès l’arrivée en Libye nous avons été battus, enfermés et contraints de travailler, se remémore-t-il, le regard dans le vide. Un jour j’étais épuisé, ils m’ont électrocuté pour me réveiller. Ils rigolaient et envoyaient des décharges, c’était horrible, j’étais comme brulé à l’intérieur.»

A 8 ans, des séquelles irréversibles

Des brûlures, Philippe, 8 ans, en porte sur une bonne partie du corps. Repêché dans le coma par les gardes côtes italiens, il a survécu à la noyade, mais garde des séquelles des coups portés en Libye et des brûlures liées au naufrage de sa barques surchargée. «Ils nous avaient entassés, malgré mes supplications à ne pas nous embarquer, se souvient Rosie sa maman. Je tenais ma fille de 4 ans et Philippe pour éviter qu’ils tombent, mais lorsque le boudin s’est dégonflé, on a tous fini à l’eau, sans gilet de sauvetage. Les gens ont paniqué et vidé les bidons d’essence qui, au contact du sel, nous a tous brûlés. Mais Dieu était avec nous, on est arrivé en Italie et mes enfants peuvent espérer avoir un avenir.»

Mais quel avenir? Quelle génération est-on en train de créer? Comment peut-on vivre après de telles violences et se reconstruire une vie dans la résilience? Les psychologues et les travailleurs sociaux rencontrés en Calabre sont unanimes: «Il faudra du temps, déplore une jeune psychologue active dans plusieurs centres. Les pays d’accueil devront investir pour que ces personnes n’évoluent pas en marge et dans la précarité. La communauté internationale doit s’engager pour faire cesser ce massacre. Des vies sont brisées chaque jour. Sans véritable accompagnement, certains ne s’en remettront jamais et seront à vie à charge de la société.»

Abraham, par exemple, est un miraculé. Aujourd’hui hébergé dans un appartement de Lamezia Terme, cet Ivoirien garde des séquelles psychologiques et physiques de son passage en Libye. Plus précisément à la frontière avec le Niger où il a failli être abattu. «On a fui le pays avec ma femme, car ma vie était en danger suite à des problèmes familiaux, explique-t-il. Arrivé au Niger, on n’avait rien, alors j’ai accepté de travailler pour des passeurs sans scrupule. Un jour, ils ont violé ma femme devant moi et m’ont poursuivi pour me tuer, sans aucune raison. Ils ont tiré à plusieurs reprises, j’ai été touché au pied, mais j’ai pu m’échapper.» En Libye, Abraham n’a pas reçu de soins, les blessures se sont aggravées conduisant à une amputation partielle à son arrivée en Italie. «Je ne sais pas ce que je vais devenir, heureusement ma femme a pu rejoindre sa famille en Côte d’Ivoire. J’aimerais sortir de ce cauchemar qui me réveille chaque nuit, j’ai peur que ça recommence.»

 «Enceinte, elle a été piétinée à mort sous mes yeux»

Maike, 17 ans, a quitté la Guinée-Conakry à l’âge de 13 ans. Enfant des rues, il a été séduit par un recruteur. «Il nous disait qu’on aurait du travail, une belle vie, on n’a pas hésité.» Mais la balade se transforme vite en calvaire. «On travaillait pour avoir à manger et ils nous vendaient à des passeurs différents dans chaque région. C’est très bien organisé.» Après plusieurs années de travail forcé, de privation de nourriture et de violences quotidiennes, Maike embarque un matin, contre son gré. «J’ai vu des hommes devenir des bêtes, c’est chacun pour soi, si tu veux survire là-bas.» Son souvenir le plus marquant reste celui de la traversée. «On était beaucoup trop dans cette barque. Il y avait une très jeune femme enceinte. Lorsque le fumée d’un bateau a été repérée au loin, tout le monde s’est levé en criant et le balancement a précipité la femme au fond du bateau. Elle a été piétinée à mort sous mes yeux! Je n’ai rien pu faire, je m’en veux chaque jour.» L’adolescent au look branché des jeunes de son âge, peine à retenir ses larmes. «Tous les matins au réveil, je revois ces images et je n’arrive pas encore à croire que je suis en Italie.» Sa thérapie? Le rap et les cours d’alphabétisation et d’italien qu’il suit avec brio. Depuis son arrivée au village de Riacce, il chante, tourne des clips avec ses compagnons d’exil qu’il poste sur YouTube. «Je suis content de pouvoir aller à l’école et la musique m’aide à avancer et à éloigner les démons.»

Viktorine, 34 ans, évoque aussi le piège libyen. «On s’est enfuis en Algérie avec mon mari, explique cette chrétienne, mère de quatre enfants. Avec l’arrivée de Boko Haram dans notre région du Cameroun, on n’avait d’autre choix que de fuir, raconte-t-elle encore bouleversée. J’avais refusé de me convertir à l’islam et d’être excisée, je recevais des menaces qui touchaient toute la famille.» C’est en Algérie que des rabatteurs les attirent en Libye. «On nous a dit qu’il y avait du travail, que nos enfants seraient mieux que dans le ghetto dans lequel nous vivions près d’Oran. La frontière à peine franchie, la famille est séparée et enfermée. «Mon mari a été kidnappé et emmené par des arabes armés, se souvient-elle encore effrayée. Il a été brutalement entassé dans un pickup, rempli d’hommes noirs menottés. Nous, les femmes et les enfants, on nous a amené dans un centre effrayant, où j’ai vécu au milieu des rats, essayant de protéger mes enfants jour et nuit.»

Des jeunes filles livides, mutiques

S’ils n’ont pas subi de violences sexuelles, ils ont souffert de malnutrition et surtout assisté à des tortures. «Tous les jours il y avait des hommes qui emmenaient des jeunes filles qui revenaient livides et mutiques. Parfois on nous faisait travailler dehors, il fallait nettoyer des cours, porter des pierres. C’était compliqué, avec les enfants et si on montrait des signes de faiblesse ou de rébellion, on était immédiatement mis en joue. Je me souviens même d’un gamin qui pointait son arme sur mon fils de 4 ans. Ils sont tous fous là-bas.» Un matin, comme des centaines d’autres captifs, Victorine est emmenée avec ses enfants. «Des types nous ont réveillé vers 4h du matin. Arrivée sur la plage j’ai compris. Enceinte, je portais mes deux petits de 2 ans, j’étais terrorisée. Dans la file, son fils Jonathan 4 ans, donnait la main à une jeune femme. «Elle m’avait proposé de l’accompagner, je n’arrivais pas à le tenir. Il est monté sur un bateau avec elle et là, un Libyen a baissé son fusil et dit «stop». J’ai hurlé que mon fils était dans le bateau, il m’a posé son pistolet sur la tempe. Je me suis tue, j’étais désespérée. J’ai vu le bateau s’en aller, impuissante, ravagée.» Victorine embarque quelques heures plus tard dans les mêmes conditions. Frappée, elle se retrouve au fond d’un canot et perd connaissance. Elle se réveille en pleine mer, malade, peinant à tenir ses deux petits effrayés. Les plus de 150 passagers seront secourus indemnes par un navire marchand. A terre, il lui faudra plus d’un mois pour retrouver Jonathan, vivant. «Je suis soulagée, mais très inquiète pour lui. Ce n’est plus le même, je ne sais pas ce qu’il a vécu pendant cette traversée. Il est colérique, violent. Parfois il prend un bâton et tape contre les murs en me disant, regarde maman c’est comme en Libye…»

Depuis des années pourtant les ONG et les défenseurs des droits de l’homme dénoncent. Des bateaux sont affrétés pour porter secours à ces malheureux et, au lieu d’une reconnaissance de leur engagement, ces associations se voient accusées de favoriser l’arrivée de migrants économiques en Europe en garantissant leur prise en charge en mer. «Le triste scénario est récurrent», déplore Mathilde Auvillain, coordinatrice à Catane des opérations de secours en mer de l’Aquarius, affrété par SOS Méditerranée. Celui de migrants africains, entassés sur des barques de fortune jusqu’à 200 parfois, avec un pseudo pilote, formé à l’arrache et un ou deux téléphones portables avec le numéro du Centre de coordination des secours en mer (MRCC), basé à Rome. «Le MRCC a l’obligation de décrocher et répondre aux appels en détresse, précise celle qui a elle-même porté secours à de nombreux candidats à l’exil. Selon la position, ils intiment l’ordre au bateau le plus proche de prendre en charge les naufragés. C’est une obligation légale et humanitaire.» Elle ajoute: «Aujourd’hui, ces personnes sont là et une fois qu’elles ont traversé le Niger et la Libye ce ne sont plus des migrants économiques mais des miraculés qui ont droit à une protection humanitaire après ce qu’ils ont traversé.»

En un an, le HCR constate une augmentation nette des sévices sur les migrants après leur passage en Libye: «Aucun n’arrive sans séquelle, physique et/ou psychologique.» © Magali Girardin

L’impuissance de la communauté internationale

Marco Rotunno, en poste à Catane pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), abonde. La situation en Libye s’aggrave. Les 3 et 4 octobre, il a participé au débarquement de plus de 700 migrants à Catane. Trois étaient décédés et pas uniquement par noyade. «En un an, on constate une augmentation nette des sévices sur ces personnes. Aucun n’arrive sans séquelle, physique et/ou psychologique, parfois irréversibles, après son passage en Libye.»

Régulièrement confronté à des victimes, Luigi De Filippis, médecin et responsable d’un projet d’accueil à Sant’Alessio in Aspromonte confie n’avoir jamais vu de tels cas de tortures, indescriptibles, commises notamment sur des femmes. «J’ai pourtant travaillé au Soudan et en zone de guerre, la Libye c’est un enfer sur terre pour les noirs.»

Ces dizaines de récits d’horreurs reflètent des actes barbares commis en toute impunité dans un pays où les milices de fractions tribales se partagent un pouvoir sans foi ni loi. Malgré d’innombrables témoignages et des preuves accablantes, peu de pays réagissent vraiment. Pire, certains à l’image de la communauté européenne ce printemps, négocient des accords avec les pseudos gouvernements locaux libyens qui se partagent le pays pour qu’ils gardent ces milliers d'Africains sauvagement exploités. La semaine dernière, en visite au Niger pour apporter une aide de 7'500'000 francs à un projet d'appui à la sécurité alimentaire, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga se disait bouleversée par les témoignages de migrants passés par la Libye, reconnaissant qu’aucune autorité ne contrôle le pays. Si elle admet leur situation «épouvantable» dans des centres de détention et confirme que la situation chaotique en Libye déstabilise toute cette région historique de migration, elle n’apporte aucune solution, ni proposition. Diplomatiquement, elle renvoie la balle au HCR, au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ou à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), saluant leur travail sur place.

Les appels à sanctionner la Libye se multiplient, mais restent sans effet.

Dans le journal d’Afrique de l’Ouest Ouestafnews, du 30 juin dernier, Boubacar Sèye président d’Horizons Sans Frontières dénonçait le «jeu hypocrite que jouent les Occidentaux et les chefs d’Etats africains sur la question». Les morts se comptent désormais par dizaines dans le désert libyen et en Méditerranée. Plus de 2800 depuis le début de l’année. Chaque semaine, un nouveau drame est recensé. Tellement banal qu’il n’occupe que quelques lignes dans les journaux et passe encore parfois furtivement entre le fromage et le dessert aux informations. Pourtant près de 110'000 migrants sont arrivés en Italie par la mer depuis le début de l’année, 2655 sont morts pendant la traversée.»

En juillet, la cheffe de la diplomatie européenne Federica Mogherini soulignait, dans un interview au journal Le Monde, l’impossibilité de signer un accord migratoire avec un pays en plein chaos. «Il est impensable d’imaginer pouvoir bloquer la route de la Méditerranée centrale par un accord tant que la crise en Libye n’est pas résolue.» Depuis, plus rien. Ou si peu.


Ce reportage a été réalisé grâce à la Bourse Jordi 2017 remise à la photographe Magali Girardin et à la journaliste Isabel Jan-Hess


Pourquoi la communauté internationale n’intervient pas

L'éclairage du politologue Hasni Abidi, directeur du CERMAM, le Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève.

«On assiste malheureusement à un phénomène de lassitude par rapport à ces drames humains, qui ne sont plus une priorité pour l’Europe, déplore Hasni Abidi. «La situation dans un pays de non droit, comme la Libye, rend les choses encore plus compliquées. La guerre civile a aggravé la situation, mais sous l’ère Kadhafi, sévissaient déjà des réseaux de trafic de migrants. Le HCR et Amnesty International rapportent ces exactions depuis longtemps.»

A ce point-là?

Non, et à l’époque, il y avait encore une forme d’autorité, les frontières étaient contrôlées, Kadhafi avait besoin de redorer son image. On assiste depuis 2011-2012 à la montée en puissance d’une forme de prise de pouvoir de réseaux mafieux africains gérant aujourd’hui un juteux business de traite d’êtres humains.

Comment expliquer l’impuissance de la communauté internationale à intervenir pour protéger ces personnes, alors qu’en parallèle elle négocie avec certaines milices libyennes justement dans la lutte antiterroriste?

La lutte antiterroriste est devenue le premier combat des pays européens. Les drames des Africains en Libye passent au second plan.

Compliqué en effet de négocier à la fois la fin des trafics et des violences à l’encontre des migrants et des accords visant à solliciter une aide en matière d’antiterrorisme avec des fractions armées souvent elles-mêmes à la tête de ces trafics.

En Libye, la plupart des personnes qui détiennent un pouvoir sont corrompues. Police, garde-côtes, militaires ou simples citoyens, beaucoup profitent d’une manière ou d’une autre de l’exploitation des migrants. Ces gens sont devenu des butins, des monnaies d’échange.

Vous pointez des mafias locales?

Pas que, de puissants réseaux italiens sont aussi en Libye. Sans compter que de nombreux pays européens ont clairement encore des intérêts en Libye.

Vous dites que la situation économique de la Libye a favorisé l’émergence de ces «puissants émirs de guerre» exploitant les noirs africains, les rendant encore plus vulnérables...

Tous les Libyens ne sont pas des monstres, précise-t-il. Il y a beaucoup de jeunes, de médecins, d’universitaires qui créent des associations pour venir en aide à ces Africains. Mais la précarité de leur propre quotidien tient leurs priorités. Certaines ONG libyennes dénoncent régulièrement des situations à la Communauté européenne, à la cour européenne des droits de l’homme, mais rien ne bouge.  

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