Média indocile – nouvelle formule

Actuel

Actuel / Les dessus et les dessous de l’affaire Krähenbühl

Guy Mettan

2 février 2021

PARTAGER

Sali par une campagne de dénigrement, l’ancien commissaire général de l’UNWRA, le Suisse Pierre Krähenbühl, attend sa réhabilitation officielle depuis qu’un rapport de l’ONU, rendu public par la RTS en décembre dernier, l’a lavé de tout manquement grave. Sans succès. Voici pourquoi.



Commençons par rappeler les faits. En mars 2014, Pierre Krähenbühl, ancien directeur des opérations du CICR, prend ses fonctions de commissaire général de l’UNWRA, l’agence des Nations Unies chargée de l’aide aux réfugiés palestiniens. Il devient le plus capé des hauts fonctionnaires internationaux suisses. Avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, début 2017, et la nomination de son beau-fils Jared Kushner comme haut conseiller puis celle de Mike Pompeo comme Secrétaire d’Etat, l’UNRWA, contestée depuis toujours, devient une des cibles privilégiées de l’Administration Trump, résolument pro-israélienne.

Suite à la décision des Etats-Unis de couper leur subventionnement à l’UNRWA (360 millions de dollars), Pierre Krähenbühl est contraint de parcourir le monde - avec succès - pour combler le trou laissé par le retrait américain. Fin 2018, le responsable de l’éthique de l’UNRWA, Lex Takkenberg, rend un rapport interne confidentiel dans lequel il dénonce les méthodes de gestion du cercle rapproché du commissaire général. En mars 2019, une enquête interne est diligentée à la demande du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres.  Fin juillet 2019, le rapport confidentiel  est dévoilé au public par une fuite sur AP et Al Jazeera.

Campagne de dénigrement

Aussitôt, la Suisse, dont le conseiller fédéral Ignazio Cassis avait déjà fait part publiquement de ses doutes à l’égard de l’UNWRA en prétendant qu’elle faisait davantage partie du problème palestinien que de sa solution, suspend sa contribution additionnelle de 2 millions. Une campagne internationale de dénigrement se met en place.

En novembre 2019, Pierre Krähenbühl  démissionne. Douze mois plus tard plus tard, le rapport des enquêteurs de l’ONU blanchit le Suisse et ne relève que des broutilles concernant des problèmes de management et de respect de procédures. Le 17 décembre, la RTS diffuse un Temps présent qui reconstitue la trame des événements et dévoile les conclusions du rapport qui disculpe le commissaire général. Avant, pendant et après l’émission, des pressions arrivent de toutes parts pour tenter de la faire supprimer ou de la modifier. La nouvelle de la non-culpabilité de Pierre Krähenbühl est relayée dans de nombreux médias et sur les réseaux sociaux mais reste ignorée à Berne et à New York...

Depuis lors, rien n’a bougé. Silence radio. Le DFAE comme l’ONU sont restés muets comme des carpes tandis que Pierre Krähenbuhl attend toujours une réaction officielle, une clarification et une clôture formelle de la procédure  et, le cas échéant, une réhabilitation. Après tout, il s’agit de l’honneur de l’un de nos hauts fonctionnaires et de la crédibilité de notre pays à assumer des fonctions dirigeantes dans les organisations internationales.

Pourquoi ce silence? Cette injustice? Ces lâchetés?

Que s’est-il passé? Pourquoi ce silence? Cette injustice? Ces lâchetés? Le DFAE, l’UNRWA et l’ONU auraient pourtant tout intérêt à montrer qu’aucune faute grave n’a été commise et que cette affaire n’a été qu’une tempête dans un verre d’eau, une tentative de kompromat montée par l’administration américaine, le gouvernement israélien et leurs réseaux de soutien, qui ont sauté sur cette occasion inespérée pour tenter de couler l’UNWRA en déstabilisant son directeur. Ce n’est pas la première fois. D’autres hauts fonctionnaires internationaux, tels que le juge Richard Goldstone et le rapporteur spécial Richard Falk avaient déjà été la cible de très violentes campagnes de dénigrement par le passé à cause de leur position critique à l’égard de la politique israélienne en Palestine.

L’enquête de la RTS, réalisée par Xavier Nicol et Anne-Frédérique Widmann, démonte minutieusement la mécanique qui s’est enclenchée suite à la publication du rapport interne de l’éthicien et rend publics pour la première fois les éléments du rapport onusien qui blanchissent largement Pierre Krähenbühl. Les remarques retenues portent essentiellement sur le style de management et la procédure de recrutement de deux cadres, toujours très lourde et très complexe dans la lourde machine bureaucratique onusienne. Les autres griefs, et notamment l’abus présumé de voyages en classe business, ont été abandonnés. Selon les règles de l’ONU, les hauts fonctionnaires de ce rang sont autorisés à voyager systématiquement en classe affaires, ce que Pierre Krähenbühl n’a fait que de façon épisodique. Contrairement à ce que certaines rumeurs ont laissé entendre, Pierre Krähenbühl n’utilisait pas non plus de luxueuses limousines Mercedes.

En fait, l’erreur de Pierre Krähenbühl aura été de ne pas avoir vu venir l’incendie qui couvait dans son administration et de ne pas avoir réagi à temps pour prévenir les dégâts. Dans un contexte aussi tendu, il était certain que le feu n’attendait qu’une étincelle pour prendre, estiment certains connaisseurs du dossier. A cela Pierre Krähenbühl répond que sa priorité absolue était de faire face à l’attaque sans précédent de l’administration Trump, sur les plans financiers et politiques et que, sur ce plan, son équipe a bel et bien prévenu les dégâts. L’UNRWA existe encore et 30 000 emplois palestiniens ont pu être sauvés.

Pressions sur la RTS

L’émission de la RTS  est un modèle du genre et on ne voit pas ce qu’on pourrait lui reprocher. Si tel avait été le cas, nul doute que force plaintes formelles auraient été déposées. Les divers intervenants qui l’ont demandé ont pu prendre connaissance des propos qui leur étaient attribués, conformément aux règles du métier. Aucun n’a été trompé par un usage tronqué des citations.

Malgré ces précautions, la RTS a été étonnée par l’ampleur des pressions reçues. Avant même la diffusion de l’enquête de Temps présent, un dossier composé de quelques posts sur les réseaux sociaux datant parfois de plusieurs années par la journaliste Anne-Frédérique Widmann, a été remis à la direction pour tenter de la discréditer en mettant en avant son supposé biais pro-palestinien. L’ambassade d’Israël à Berne, le réseau des Amis Suisse-Israël et la pugnace ONG pro-israélienne basée à Genève UN Watch se sont mobilisés pour essayer de faire modifier et retirer  l’émission du site de la RTS, tandis que les réseaux sociaux se sont déchainés contre (et pour) Krähenbühl.

Hillel Neuer, le combatif patron de UN Watch, considère que «l’émission a cherché à accréditer la thèse d’un complot américano-israélien inexistant contre l’UNWRA et sa direction». Et qu’elle n’a pas non plus suffisamment donné la parole aux cadres de l’UNWRA qui critiquaient la gestion de Pierre Krähenbühl. Ce qui justifiait des interventions et des demandes de rectification à ses yeux.

Présomption d'innocence bafouée

De son côté, Pierre Krähenbühl estime regrettable que la présomption d’innocence ait été bafouée et que le doute ait profité à l’accusateur plutôt qu’à l’accusé. De même, après des années de collaboration très positives avec le DFAE, il s’attendait à davantage de courage et de hauteur de vue de la part de Berne qui, par son empressement à suspendre son financement en 2019, a semblé donner raison aux adversaires de l’UNRWA. Quant à l’administration Trump, elle se sera acharnée jusqu’au bout. Deux jours avant son départ le 20 janvier, Mike Pompeo twittait encore sur la «corruption» de l’UNRWA et le fait que cette agence doit disparaitre.

Aujourd’hui, Pierre Krähenbühl souhaite tourner la page et se consacre désormais à des activités d’enseignement et de conseil pour diverses fondations vouées aux enjeux de la résolution de conflits et aux questions environnementales, tout en se félicitant du soutien reçu de toutes parts, des milieux diplomatiques, du personnel de l’UNWRA et du grand public. Un contraste qui rend le silence de Berne et de New York d’autant plus choquant.

Choquant mais pas surprenant.

Réhabiliter Pierre Krähenbühl

Carlo Sommaruga, membre de la commission des affaires étrangères du Conseil des Etats, estime que Berne ne peut pas se contenter de reconduire la subvention à l’UNRWA d’une année à l’autre, comme cela a été fait, et qu’elle devrait réhabiliter le Suisse, publier le rapport de l’ONU et si possible relancer le débat sur la question palestinienne sur les bases de l’initiative de Genève de 2003. *

Mais il y a peu de chance que cela se produise.

D’une part parce que la majorité politique du moment est favorable à Israël plutôt qu’aux Palestiniens. Et d’autre part parce que le chef du département, Ignazio Cassis, a lui-même montré depuis son arrivée en 2017 qu’il partageait activement ce point de vue. Quitte à se faire recadrer par le Conseil fédéral, comme Le Temps vient de le rappeler dans un long article sur ce «ministre qui affaiblit la Suisse» avec son alignement sur les priorités israéliennes et américaines. Et son mépris de la neutralité suisse, pourrait-on rajouter.

En publiant le rapport et en réhabilitant Pierre Krähenbühl, Ignazio Cassis se déjugerait et perdrait le peu de crédibilité qui lui reste. Et, en rendant justice à l’UNRWA et à son ancien patron, il donnerait l’impression de donner un coup de pouce à la cause palestinienne et prendrait le risque de s’aliéner le soutien des parlementaires et des diplomates pro-israéliens actuellement majoritaires à Berne. Enfin, on imagine que le DFAE ne veut pas s’aliéner des soutiens au moment où la candidature suisse au Conseil de sécurité s’apprête à passer devant l’Assemblée des Nations Unies. Dans l’immédiat, bon gré ou mal gré, le DFAE a renouvelé son aide annuelle de 20 millions à l’UNRWA.

Reste l’ONU. Les chances, pour l’instant du moins, sont aussi nulles de ce côté-là. L’actuel secrétaire général, Antonio Gutterres, vient de faire avoir qu’il était candidat à sa succession, son premier mandat devant prendre fin à la fin de cette année. Il n’y a donc aucune chance pour qu’il prenne le risque de s’aliéner les Etats-Unis et les pays qui soutiennent Israël en publiant les conclusions du fameux rapport. Il ne bougera en tout cas pas un cil avant que l’Administration Biden ne lui en donne le signal. Le sort de Pierre Krähenbühl repose donc sur la nouvelle Administration Biden. Lueur d’espoir: celle-ci vient de laisser entendre qu’elle serait prête à relancer le financement des Etats-Unis à l’UNRWA.

Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres et, quand on y boira, chacun fera semblant d’avoir oublié toute cette affaire.


*Rappelons que cette initiative, dans la ligne de Camp-David et des accords d’Oslo de 1993, prévoit d’échanger le droit au retour des réfugiés palestiniens chassés en 1948 contre l’abandon par Israël des quartiers et des  territoires occupés de la Vieille Ville et de Jérusalem-Est, qui deviendrait ainsi la capitale du nouvelle Etat Palestinien. La droite israélienne, avec sa politique active de colonisation des territoires occupés, n’en veut à aucun prix et cherche à éluder toute négociation avec les Palestiniens, sachant que celle-ci déboucherait fatalement sur un accord de ce genre. En coulant l’UNRWA (et en transférant l’ambassade américaine à Jérusalem), l’administration Trump et le gouvernement Netanyahu auraient porté un coup fatal au principe du droit au retour et affaibli d’autant les revendications palestiniennes.

 

 

 

 

 

 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@miwy 02.02.2021 | 15h39

«Ne faudrait-il pas (quand-même) évoquer les horreurs des livres d'école de l'époque du "règne" de M. Pierre Krähenbühl ? L’UNRWA - selon le gouvernement américain - "est complice de la radicalisation des écoliers par la glorification des terroristes, l’encouragement à la violence et l’accusation calomnieuse de crimes rituels, enseignés aux écoliers palestiniens"
https://www.impact-se.org/wp-content/uploads/UNRWA-Produced-Study-Materials-in-the-Palestinian-Territories.pdf»


@willoft 04.02.2021 | 02h07

«Toute ma sympathie à Pierre Krähenbühl.
La Suisse qui n'existe plus.»


À lire aussi