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Actuel / La flûte à bec à bout de souffle

Julie Eigenmann

21 août 2017

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Pour beaucoup de professeurs de flûte à bec romands, cette rentrée est inquiétante: les élèves ne sont plus au rendez-vous. Pour quelles raisons? Faut-il y voir la fin d’une profession et la disparition d’un instrument?



«L’année dernière, j’avais quinze élèves, cette année dix. Et huit l’an prochain si je n’ai pas de nouveaux inscrits». Christiane Jacobi est professeure de flûte à bec au Conservatoire de Sion. La flûte à bec, pour certains, est un univers inconnu, pour d’autres, un instrument pas très sérieux. Mais pour Christiane Jacobi, c’est une passion et un gagne-pain. A la question «Est-ce que les élèves diminuent?», la musicienne répond sans détour: «Oui, dramatiquement, drastiquement». Question de mode, juge-t-elle, et de multiplication des loisirs. Le Valais serait aussi un terreau difficile pour la flûte à bec, les élèves se tournant plutôt vers les instruments de fanfare, tradition oblige. Alors la musicienne songe même à s'orienter hors musique.

Les difficultés que connaît la flûte à bec ne s’arrêtent pas à la frontière valaisanne. Ailleurs en Suisse romande, les professeurs de musique peinent aussi à trouver des élèves. Si le conservatoire de Genève compte toujours 38 élèves de flûte à bec par an, Valérie Bänninger, doyenne des classes d'instruments à vent au Conservatoire de musique de Genève, craint de devoir diminuer les heures d’enseignement: «Depuis quelques années, on court après les élèves, la liste d’attente est maigre. Les arrivées ne suffisent pas à compenser les départs.» Pourquoi? «On a une image incomplète de l’instrument, on ne sait pas par exemple qu’il y a toute une famille de flûtes à bec, pas seulement une». Mais pour elle, qui vient des Pays-Bas où elle est valorisée, «les enfants n’ont pas de mauvaise image de la flûte, on la leur inculque». Elle souligne cependant que d’autres instruments rares comme le hautbois ou le basson peinent aussi à remplir les classes.

«Dans les années 70, je devais refuser des élèves»

Mais pourquoi la flûte à bec souffre-t-elle d’une mauvaise image? Tous nos interlocuteurs l’ont dit, la pratique de l’instrument à l’école avec une petite flûte en plastique blanche, par vingt-cinq élèves qui soufflent souvent fort et faux, y a contribué. Une chroniqueuse de France Musique a traité cette question en septembre dernier, avec malice.

Car populaire, la flûte à bec l’a été: «L’instrument a connu un âge d’or en Suisse romande dans les années 1970», explique Gertrud Kuhn, anciennement professeure de flûte à bec au Conservatoire de musique de Lausanne. «Il y a eu un engouement pour le répertoire baroque», période courant de 1600 à 1750 environ, qui compte parmi ses musiciens célèbres Bach ou Vivaldi. «J’ai eu tout de suite beaucoup de travail, je devais refuser des élèves».

Désertion au Conservatoire de Lausanne

Si Gertrud Kuhn est aujourd’hui à la retraite, elle se bat pour voir les élèves revenir. Avec son association Flauto Dolce, elle a organisé en septembre dernier «Flûtes en jeu», un festival de onze jours de concerts et activités à Lausanne pour «montrer à un public de non initiés tout ce qu’on peut faire avec cet instrument». Si cet événement a paru nécessaire à Gertrud Kuhn, c’est qu’il faut selon elle repenser la façon d’enseigner la musique: «Les jeunes aiment s’amuser et créer ensemble, les professeurs sont presque obligés de faire des événements et des concerts». De ce constat vient l’idée d’une des performances du festival, un concert avec 90 flûtistes à bec. Difficile de dire cependant si l’événement a amené de nouveaux élèves. Au Conservatoire de Lausanne en 2015, il y avait 27 élèves en flûte à bec, un chiffre bien meilleur que pour la contrebasse par exemple, qui compte 5 élèves, mais qui fait pâle figure à côté des 230 jeunes pianistes. La flûte à bec semble pourtant moins convaincre après l’enfance: en 2015 toujours, pas trace d’élève de flûte à bec pour un certificat supérieur au Conservatoire de Lausanne.

Un vrai travail de publicité à faire

Choisir la flûte à bec pour métier est encore plus rare. La Haute École de Musique de Lausanne (HEMU) qui a aussi des sites à Sion et à Fribourg, ne compte qu’un seul élève en études de flûte à bec. Charlotte Schneider, 20 ans, fait partie de ces musiciens singuliers. Elève en première année de Bachelor à la Schola Cantorum Basiliensis, école de musique ancienne à Bâle, cette Neuchâteloise a commencé la flûte à bec à l'âge de 5 ans. «Comme beaucoup d'enfants j'ai commencé avec la flûte à bec, puis j'ai eu une affinité particulière avec cet instrument. Ce choix s'est imposé naturellement». Au Conservatoire de Lausanne, elle découvre avec un professeur de nouvelles facettes de la flûte à bec et choisit cette voie. L’enseignement lui paraît encore loin dans son parcours, mais elle sait qu’il y a un vrai travail de publicité à faire autour de son instrument. Pour convaincre quelqu’un d’aimer la flûte, pas besoin de mots: Charlotte jouerait ou ferait écouter ce concerto de Vivaldi, écrit pour la flûte à bec: «J'aime le son de la flûte alto en sol qui donne une couleur claire et chaleureuse».


L'espoir d'un regain d'intérêt

Mais l’instrument lui-même ne semble pas être le seul problème. Pour Gertrud Kuhn, le tournant a eu lieu dans les années 2000 pour les leçons de musique en général: «Avant, apprendre la musique consistait en une éducation, aujourd’hui les parents disent que ça doit être un plaisir, sinon on arrête». Evidemment, la profusion d’activités extra-scolaires et le prix des cours de musique, plus élevé que celui de l’entraînement de foot ou du cours de danse, ne sont pas étrangers à cette défection.

«Peut-être que dans cinq ans, nous redécouvrirons la flûte à bec!» Gertrud Kuhn est plutôt optimiste: «Il arrive souvent qu’un instrument tombe dans l’oubli, puis on le redécouvre».  Pour Valérie Bänniger aussi, la cote d’un instrument peut changer: «Je garde espoir d’un regain d’intérêt, et là nous avons un rôle dans les écoles de musique, car l’instrument y est enseigné dans de bonnes conditions». La flûte sera-t-elle alors revalorisée? Il n’est pas absurde d’imaginer un second souffle pour l'instrument, devenu si rare qu’il en redeviendrait «cool». Mais quand l’instrument de pédagogie par excellence peine, ne faut-il pas y voir le signe d’un essoufflement plus général des pratiques musicales classiques?




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