Média indocile – nouvelle formule

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Depuis 1895, la Biennale de Venise, la plus ancienne et la plus prestigieuse foire d'art contemporain, présente les dernières tendances. Or depuis quelques années, une vérité s'y affirme peu à peu: dans l'art, comme dans nos société en général, il n'existe plus, ni tendances, ni projet.



Les artistes qui ont gagné la postérité, quel que soit leur mode d'expression, ont tous un point commun: ils ont emprunté de nouveaux chemins. Ils annoncent l'avenir à leur manière et contribuent à en dessiner les contours. Ils sont l'exception, souvent choquante, qui annonce la règle. Parmi les exemples les plus récents on peut citer Andy Warhol et ses sérigraphies ou Marina Abramovitch et ses performances. Mais ce sont déjà des classiques et, même si le marché les regroupe sous la mention «contemporain», ils font désormais partie du canon. On peine à distinguer de nos jours un ou une artiste qui, comme les deux exemples cités, bouleverse le monde de l'art d'une façon si radicale.

Ainsi c'est à Venise qu'on doit se rendre tous les deux ans pour se faire une idée des dernières tendances de la scène artistique contemporaine – et non pas du marché, même si les limites sont floues. Le marché, c'est à la foire Art Basel qu'on va s'en informer, et celui-ci fonctionne à plein régime sur un mode désormais convenu: tout pour les très riches, rien pour les autres, un jeu de dupes qui permet d'offrir au public l'illusion convaincante d'une santé de fer.

La Biennale s'est imposée durant le XXème siècle comme l'épicentre de l'art contemporain et offre l'occasion à 75 pays, surtout européens, d'y présenter leur production actuelle dans des pavillons nationaux. En déambulant dans l'édition 2024, joliment intitulée «Foreigners everywhere», j'ai été à nouveau pris d'un doute abyssal. Car quel que soit le pavillon, on se retrouve la plupart du temps face à un travail de moins en moins marqué dans le temps et l'espace. Les œuvres présentes pourraient en effet avoir été produites à peu près n'importe quand durant le dernier demi-siècle, et à peu près n'importe où dans le monde. Comme plus personne ne semble disposé à imaginer de quoi demain sera fait, on ressasse, on recompose, mais on n'invente rien.

Tous les médias sont représentés dans un désordre qui devrait être excitant mais qui se révèle déroutant. On cherche en vain un fil rouge, une tendance ou même un média dominant. Naturellement les questions actuelles de genre ou de colonialisme sont traitées abondamment. Mais elles le sont d'une manière si pesante et attendue qu'elle en devient pontifiante. D'un pavillon à l'autre, on reçoit sa petite leçon de choses, bien sèche et bien théorique, au détriment d'à peu près tout ce qui devrait constituer une authentique expression artistique.

Pavillon suisse. © Arsène Laufer

Dans l'écrasante chaleur d'un dimanche de juillet, je parcourais les pavillons dans ces jardins, offerts par Napoléon aux Vénitiens qu'il venait de conquérir, cherchant en vain un petit soupçon de fulgurance bonapartiste. En art contemporain l'exercice est délicat, et pour toujours subjectif. Dans un musée d'art classique, le temps et les institutions ont fait leur travail de sélecteur et de curateur. Rembrandt ou Goya ne cherchent pas à être aimés, ils sont là pour transmettre les goûts formés par nos devanciers et nous offrent l'occasion de les affiner. Dans une expo d'art contemporain, le curateur, c'est le spectateur, c'est-à-dire nous-mêmes. Les œuvres doivent s'y imposer et le spectateur doit accepter d'y revisiter ses certitudes. C'est précisément ce qui rend, pour moi, la visite d'un musée d'art contemporain souvent plus stimulante: on y risque quelque chose. Or à la Biennale de Venise, désormais, on ne risque plus rien, et plus rien ne s'impose. Et plus aucune tendance ne se dégage de ce magma de plus en plus informe, sinon celle-ci, aride: en art contemporain, il n'existe plus de tendances.

Cette confusion ou cette déroute sont un miroir fidèle de notre temps, qui semble ne plus pouvoir s'enthousiasmer pour l'avenir. Ce qui fait rêver désormais, ou à tout le moins ce qui suscite les discussions, c'est le passé. Ainsi on assigne maintenant à l'art le devoir de corriger les siècles écoulés et leur litanie d'horreurs imprescriptibles, du colonialisme à la domination masculine en passant par le réchauffement climatique. Mais ne cherchez plus à recevoir un choc sensoriel majeur, une révélation ou seulement une émotion esthétique. On est ici pour réfléchir et pour comprendre, pas pour s'émerveiller et imaginer. L'avenir est fermé, on a jeté la clé dans les eaux vaseuses de la lagune. S'y intéresser dénoterait d'un enthousiasme coupable en ces temps d'examen à charge de tous nos passés. Et comme on ne peut plus se risquer à cet exercice, on attend.

La déroute de l'art contemporain est d'autant plus frappante que nous sommes à Venise. Mille ans de production artistique et architecturale continuelle ont contribué à y ériger, non pas seulement une ville entière sur la mer, mais le goût et la sensibilité de dizaines de générations. Chaque année, 30 millions de visiteurs y convergent du monde entier pour s'imprégner d'une certaine esthétique, consensuelle et dominante car elle a survécu au temps et aux hommes. Depuis longtemps déjà la Sérénissime a perdu toute pertinence économique ou politique. Elle ne conquiert, ne gouverne et ne vend plus rien. Elle incarne à elle seule le passé européen dans sa splendeur la plus incontestable: on n'y touche plus, on le conserve et on en tire des leçons. Ville-musée, elle a trouvé une vocation nouvelle, celle de faire rayonner sa magnificence aux quatre coins du globe et de la faire ainsi multiplier.

Pavillon australien. © Arsène Laufer

Quand la Biennale semble enrayée dans un présent confus, interdit d'avenir et privé d'émotions, la ville qui lui fait écrin ne cesse d'émerveiller ses visiteurs avec ses trésors plusieurs fois centenaires. Et quand la Biennale se perd dans toutes les directions formelles imaginables, Venise fonde tout son pouvoir de séduction sur son extraordinaire unité de style. La Biennale, mais plus largement le monde de l'art contemporain, conformément à nos sociétés, est en panne généralisée d'imagination, d'enthousiasme et de projet. Pendant ce temps, Venise s'est fixé le passé pour tout avenir.

On pourrait en conclure avec amertume que l'art contemporain ne fait plus son travail, que les artistes et ceux qui les sélectionnent ont trahi la cause. Mais ce serait assigner à l'art une impossible responsabilité. L'art n'est jamais que le reflet du présent et l'esquisse de l'avenir. La Biennale brandit sous nos yeux le cul-de-sac moral et politique dans lequel nous nous sommes engouffrés depuis le début de ce millénaire. Au terme d'un vingtième siècle sanglant où tous les modèles de société ont été testés, où tous les styles artistiques se sont succédés, c'est comme si nous étions collectivement épuisés. Nous sommes devenus incapables de nous projeter dans un avenir désormais redouté, car nous le suspectons d'être semblable à un passé dont on nous répète partout qu'il est peut-être magnifique, mais aussi honteux et barbare. Ainsi le sens d'exténuation et d'indigence qui se dégage de la Biennale n'est pas scandaleux, il est poignant. Et surtout, il est hélas sincère.

© D.L.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

4 Commentaires

@Giro 09.08.2024 | 00h57

«Y-a-t'il un pavillon vide où il n'y aurait rien? Je ne suis pas surpris par ce triste et angoissant constat, l'art contemporain exprime ce nihilisme si bien décrit par Emmanuel Todd dans La défaite de l'occident. »


@freinet 09.08.2024 | 09h15

«
Je ne serais pas si tranché. Oui la Biennale et de nombreuses institutions reflètent ce manque de projets sociétaux et un consensus superficiel et pontifiant structure l'expression artistique. Mais celle-ci est le résultat d’une sélection officielle, comme fut celle des salons du 19e siècle. Il y a encore des artistes "visionnaires" aujourd'hui qui, loin des regards consensuels, créent et expriment des formes esthétiques novatrices tout en étant enracinées dans une "tradition". Comme à chaque époque. À chacun de découvrir ces exceptions. Merci pour l'article !
»


@willoft 09.08.2024 | 16h06

«L'art n'est que le reflet de son époque et celle-ci est axée sur le profit.
L'exemple en est les frères Saatchi, les précurseurs à avoir fait de l'art une marchandise, comme un produit boursier.

Le résultat n'est plus l'art en tant qu'oeuvre mais en tant que placement financier.

Mais, l'art a par essence une capacité régénérative et intemporelle et évolue en dehors des modes. Voyez Van Gogh et les grands courants du XXième.

Des artistes actuels seront les phares demain. N'en doutons pas.»


@Chan clear 09.08.2024 | 17h52

«Il y a aussi bcp de snobisme et peu de gens osent dire qu’ils n’aiment pas même s’il n’y a rien à comprendre retenir admirer….l’âme a besoin de belles choses pour se nourrir…on y arrivera certainement prochainement.Courage:))»