Actuel / Epilation intime et pilosité faciale: le modèle occidental tremble sur ses bases
Sourcils «iraniens», barbes, pubis lisses: la mode actuelle adhère sans retenue à une esthétique du poil orientale, alors même que le monde musulman incarne l’Autre inquiétant. Lecture d’un paradoxe historique, avec l’ethnologue Christian Bromberger.
Les joufflus l’aiment parce qu’elle virilise leurs «joues de bébé». Les chauves, parce qu’elle distrait le regard de leur désert crânien. Les autres, eh bien, parce que c’est la mode. Sur le visage des hommes occidentaux, la barbe est revenue.
Comment ne pas être frappé par cette troublante coïncidence: la barbe est à la mode alors même qu’elle signale, en ce début de XXIe siècle, l’ennemi public n°1 – le fondamentaliste musulman, familièrement appelé «barbu»?
Mais notre attirance pour l’expression pileuse de type oriental ne s’arrête pas là: chez les femmes, c’est le «sourcil iranien» qui fait fureur. Ombrageux. Marqué. Impeccablement dessiné et très épais, quitte à tricher pour en rajouter.
Et là, on ne parle que de pilosité faciale. Descendons plus bas, que voyons-nous? Désormais, le pubis se porte glabre. Chez les femmes subsiste parfois ce mince rectangle de poils hyperdomestiqués baptisé «ticket de métro». Chez les hommes, tout doit disparaître, y compris sur les testicules. Pour ceux qui se demandent encore comment s’y prendre sans risquer le malencontreux accident, les tutoriels foisonnent sur youtube.
Barbe hypster: la tendance est au long, avec les cheveux très courts sur les tempes. Cara Delavigne: le sourcil triomphant est appelé «iranien».
Chrétiens et musulmans, la frontière du poil
Pilosité faciale, lissitude corporelle, le modèle correspond pile poil à la norme islamiste rigoriste: «Lorsque les talibans s’emparèrent du pouvoir à Kaboul en 1996, une de leurs premières mesures fut d’imposer brutalement des normes pileuses strictes, écrit l’ethnologue français Christian Bromberger dans «Les sens du poil»*. La barbe devait pouvoir être saisie par les cinq doigts de la main, les cheveux ne pas être trop longs, les aisselles et le pubis épilés.» Il faut vous y faire, les filles: à poil, votre homme à la page présente de troublantes similitudes avec l’Autre inquiétant par excellence.
Le livre de Christian Bromberger, qui a vécu plusieurs années en Iran, est formidablement instructif. «Le poil est bavard» écrit-il, et de tous temps, son traitement a exprimé la distinction entre soi et l’autre. En Méditerranée, il a servi la volonté de démarcation entre communautés voisines, «en distribution symétrique et inverse d’une tradition religieuse à l’autre». Ainsi, entre musulmans et chrétiens: pour les premiers, le poil qui retient les sécrétions – la sueur, le sang, l’urine, les matières fécales – est impur et doit être traqué sans pitié. Pour les seconds, il doit être respecté comme un don de Dieu, d’autant plus qu’il cache avantageusement les «parties honteuses».
Sur le visage, à l’inverse, la barbe est traditionnellement revendiquée par les exégètes musulmans comme un signe distinctif du croyant. Et lorsque, dans l’entre-deux guerres, Mustafa Kemal en Turquie et Reza Chah en Iran, interdisent conjointement le port du voile et de la barbe, c’est un clair signal de leur volonté de faire entrer leurs pays dans la modernité occidentale.
Avènement de la barbe coquette
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’antagonisme entre chrétiens et musulmans ne s’est pas atténué ces quinze dernières années. Comment interpréter alors la mode pileuse actuelle? Comme une réalisation de la prophétie houellebecquienne d’islamisation rampante de nos sociétés? Une conversation avec Christian Bromberger s’impose.
«C’est vrai qu’il est paradoxal de voir la barbe gagner la rue dans nos pays au moment même où l’Arabe et le musulman incarnent des modèles repoussoir, commente l’ethnologue. Mais il s’agit seulement d’un décalage frappant entre représentations et comportements, comme on en voit souvent. Prenez nos goûts culinaires: le couscous reste un des plats préférés des Français, mais cette préférence n’empêche nullement l’islamophobie.»
Sans compter qu’«il y a barbe et barbe», bien sûr: si celle du mollah est «très soignée» et celle du taliban propre mais peu taillée, celle de l’élégant occidental est particulièrement «domestiquée, lustrée, symétrique et dessinée avec une extrême précision. C’est une barbe coquette.» Même avec la longue barbe du hipster, la confusion n’est pas possible: voyez la netteté de la ligne de rasage sur les côtés, sans parler de la mode capillaire actuelle, qui privilégie des tempes quasi-rasées et l’effet de volume sur le haut du crâne.
© Matthias Rihs / Bon pour la tête
Ce que dit la barbe chic actuelle, c’est d’abord l’entrée de plein-pied de l’homme occidental dans l’ère du «souci de soi», pour le plus grand bonheur de l’industrie cosmétique. Entretenir une barbe, c’est toute une affaire. Il faut choisir sa coupe, hydrater la peau, éventuellement stimuler la pousse des poils (avez-vous essayé le mélange huile d’amla/feuilles d’eucalyptus?), les pommader, les confier régulièrement aux bons soins d’un barbier soigneusement choisi. Entretenir une barbe, c’est une bonne raison de se regarder souvent dans le miroir.
La mode de la barbe – tout comme celle du sourcil fourni – obéit aussi à la loi de la complémentarité: «Quand il y a du poil sur une partie du corps, il n’y en a pas ailleurs. Par exemple, au temps des perruques, les hommes étaient glabres», explique l’ethnologue.
«Je n’aime pas beaucoup la barbe ; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache! est indispensable à une physionomie virile. (…) Oh ! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustache; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun!»
Guy de Maupassant, Toine
Le propre et le sale, le pur et l’impur
Or, côté corps, l’Occident vit actuellement dans l’obsession du lisse, du net, de l’hygiènique et du «silence olfactif». Il y a un siècle à peine, rappelle, Christian Bromberger, le peintre Emile Bayard pestait contre une mode toute neuve: «Le répugnant spectacle offert par telles actrices dont les aisselles étaient rasées». Et les prostituées attachaient des rubans – des faveurs – au bout de leurs poils publiens, d’où l’expression «accorder ses faveurs». Les vieux peuvent encore concevoir de telles évocations. Pas les jeunes: les poils corporels, pour eux, c’est définitivement dégueu.
«Nul arôme n’a plus de nuances; c’est une gamme parcourant tout le clavier de l’odorat. (…) Audacieux et parfois lassant chez la brune et chez la noire, aigu et féroce chez la rousse, le gousset [les aisselles] est parfois capiteux ainsi que certains vins sucrés chez la blonde.»
Joris Karl Huysmans, Croquis parisiens
Impur, en somme? «Il est vrai, commente l’ethnologue, que l’idéologie occidentale actuelle du propre et du sale recoupe de manière frappante celle du pur et de l’impur en islam. C’est en quelque sorte sa transposition laïque.»
Le boom épilatoire occidental est récent (même si historiquement pas inédit). En Orient, la tradition est séculaire et le savoir-faire très développé. Et pour cause: du point vue biologique, tous les peuples ne sont pas égaux devant la pilosité. Les pays du Moyen-Orient appartiennent à ce qu’on appelle «la ceinture velue», qui commence dans le sud de l’Espagne et s’étend jusqu’en Afghanistan pour s’éclaircir graduellement en Inde. Face à une telle abondance pileuse, le développement de techniques efficaces s’est imposé.
Epilation au fil, dernière merveille orientale
Côté sourcil, l’épilation au fil est le dernier «must» importé d’Orient: réputée plus précise, moins agressive pour la peau et garantissant une repousse plus lente, la technique tient du ballet digital et requiert une virtuosité certaine.
Elle a déclenché dans les salons d’esthétique une véritable course à la perle rare munie du savoir-faire idoine. Comme Maryam, une Iranienne responsable du bar à sourcils lausannois de la chaîne Brow Bar. «En Iran, on peut savoir, en regardant les sourcils des femmes dans la rue, lesquelles sont mariées ou non», raconte-t-elle. Christian Bromberger confirme: l’épilation, en Orient, est un rite de passage de la jeune fille au statut de femme.
Enfin, était. Car aujourd’hui, le sourcil épilé dit aussi le désir d’émancipation de la jeune Iranienne célibataire. On le voit dans un beau film iranien actuellement sur les écrans: «Un vent de liberté» met en scène trois femmes: la jeune nièce de l’héroïne, au sourcil merveilleusement broussailleux. Sa mère, la femme mariée et épilée. Et l’héroïne, célibataire mais rebelle, qui a elle aussi bénéficié d’une impeccable épilation au fil.
© Matthias Rihs / Bon pour la tête
Maryam porte le sourcil fourni, droit et plutôt court, selon la dernière mode en vigueur, qui a supplanté celle du sourcil en circonflexe. Mais la différence entre elle et ses clientes étrangères à la «ceinture velue», c’est qu’elle a le choix: quand le poil est abondant, on peut opter entre différentes formes. Quand il est rare, il faut faire avec ce qu’on a. Bon, évidemment, pour parvenir au look ombrageux, celui qui souligne si voluptueusement le regard de l’amante dans les peintures de l’ère qajar, on est obligée de tricher un peu et on ne s’en prive pas: la mode du sourcil iranien a alimenté en Occident l’essor d’une énième spécialité esthétique, la micro-pigmentation – rebaptisée microblading pour le fun – à savoir le tatouage semi-permanent de faux sourcils.
Côté hommes, on citera bien sûr, pour compenser notre congénitale insuffisance pileuse, la technique de l’implant, qui se porte à ravir elle aussi depuis qu’elle s’est étendue des cheveux à la barbe. Et qui alimente un florissant tourisme chirurgical vers la Turquie.
Oui, le modèle pileux occidental est ébranlé. Mais non, ça ne va pas nous rendre plus intelligents à l’Autre.
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