Actuel / Eloge du billet de mille
La sortie de la nouvelle coupure début mars a servi de prétexte à montrer combien les Suisses raffolent de grosses coupures. Mais en parallèle, ils paient toujours plus par cartes... et avec leur téléphone portable. Et si le gros billet entonnait son chant du cygne?
La sortie, début mars dernier, du nouveau billet de mille francs par la Banque nationale a donné le prétexte à une hallucinante célébration nationale, celle de cette grosse coupure. Partout dans le pays, médias et réseaux sociaux ont vibré aux couleurs de la coupure, ont insisté sur sa valeur, la plus élevée au monde (il paraît), et surtout son étonnant succès. La nation a communié dans la représentation la plus valorisée de sa monnaie.
Il est vrai que le sort de cette coupure est pour le moins paradoxal. Elle est toujours plus demandée, comme le montrent les statistiques de circulation des billets de banque de la Banque nationale, qui les émet et est la très attentive gardienne de leur valeur. Il paraît que les gens continuent d'acheter voitures, bijoux, voire de régler leurs factures au guichet de la poste par ce moyen. Et pourtant, les gens ne sont pas plus fortunés qu'avant. C'est même plutôt le contraire: les salaires stagnent, les charges obligatoires augmentent, les fins de mois s'amaigrissent.
Riches et pauvres
Aux abois, les gens cherchent toutes sortes de petites économies. On réduit la facture de téléphone portable en passant de Swisscom à Salt, on multiplie les cartes Cumulus, et on ferme son compte d'épargne, dont les frais grandissants ont dépassé depuis longtemps les maigres intérêts qu'ils rapportent. Le billet de mille devient une réserve de valeur bon marché puis qu'il suffit de le stocker dans un coin bien caché. C'est, en fait, l'épargne du pauvre.
Et celle du riche aussi, surtout lorsqu'il ne veut pas trop que le fisc ou la police ne sachent combien il a gagné (et comment), combien il possède et comment il dépense. On peut encore payer jusqu'à 100'000 francs en cash, en Suisse, alors que la limite n'est que de quelques milliers d'euros dans les pays voisins. Cette limite devrait bientôt s'abaisser à 20'000 francs, sous la pression des gendarmes internationaux, mais même là, on pourra encore brandir vingt gros billets pour acheter une belle montre sans que le caissier ne s'émeuve.
Omniprésent téléphone
Mais l'adversaire de la grosse coupure avance sournoisement. Il s'infiltre dans les poches des gens et infecte leurs habitudes de paiement. Pourquoi? Il est encore plus universel que l'usage du gros billet. Son nom? Le téléphone portable. D'abord simple instrument de communication, puis de valorisation de l'ego (par ses photos, ses vidéos, ses réseaux sociaux), il prend progressivement la place du porte-monnaie. On paye désormais à la caisse du supermarché avec lui. On vire de l'argent avec lui. On stocke, même, parfois, de l'argent dans ses entrailles. Initié par les cryptomonnaies, à commencer par le bitcoin, ce mouvement s'étend aux monnaies classiques, dont le franc.
Certes, dans le public, payer par téléphone est encore moins fréquent que de sortir un billet de mille, tant s'en faut. Mais le changement risque d'aller vite. En Suède, l'usage du liquide a presque complètement disparu. Certains commerces scandinaves n'acceptent déjà plus que les paiements électroniques!
Les petits profits
Les commerces, les services, et même l'Etat font tout pour accélérer le mouvement. Il leur en coûte bien moins compliqué, donc plus sûr et moins cher, d'encaisser le produit de leurs ventes ou les impôts de manière scripturales plutôt que de brasser des sommes de pièces et billets! Les banques ont été les premières à initier le mouvement en diffusant à large échelle les cartes de débit. Avec un argument-maître auprès des commerçants qui leur paient des commissions pour chaque utilisation de la petite boîte qui remplace les caisses enregistreuses: moins de manipulations de billets et pièces, égale moins de risques d'erreur, moins de danger de braquage, et donc, au final, moins de frais. Tous les commerçants, cependant, ne semblent pas s'y retrouver. Surtout les plus petits, assommés par les commissions exigées par ces mêmes banques pour l'emploi de ces machines qui remplacent insidieusement les caisses enregistreuses, au risque de se faire marginaliser peu à peu par une clientèle toujours plus adepte d'électronique.
Méfiance, méfiance
L'un des grands gagnants est évidemment l'Etat. Les transactions électroniques sont plus faciles à surveiller, et donc à taxer, que les opérations de caisse et le coulage qui va avec. Il n'est ainsi pas surprenant que le pays où l'argent liquide tend à disparaître est celui dans lequel les citoyens expriment la confiance la plus élevée envers leur administration: la Suède. Et qu'au contraire, lorsque l'on veut payer par carte en Italie, la petite machine tombe mystérieusement en panne...
Par son amour de l'électronique, du paiement par mobile, de la généralisation des petites boîtes de paiement par carte qui fonctionnent partout et son avant-gardisme autoproclamé, la Suisse se veut ainsi le pendant de la Suède – du reste, ne confond-on pas les deux pays, dans le reste du monde? – Mais mesurée à son amour du gros billet, elle confirme une évidence géographique: elle est très proche de l'Italie, de la méfiance envers l'Etat et, plus sournoisement, des banques.
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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@willoft 28.04.2019 | 14h18
«Les "gendarmes internationaux" sont plus enclins à voir taxer les petits commerçants et les particuliers que les multinationales. Ce qui soulève deux questions:
- Les taux exhorbitants demandés par les émetteurs de carte de crédit (avec des taux négatifs);
- Les taux anormalement longs de virements et autres transferts d'argent, alors que l'argent est débité à la seconde sur votre compte, il n'est pas normal qu'ils "jouent" avec, ne serait-ce que deux jours. 10 jours par ex pour Amlat!»