A vif / Allemagne: quand l'ironie crée la turbulence
Que l’opinion publique allemande soit plus bouleversée par un projet vidéo d’une cinquantaine d’acteurs que par une loi qui enferme les gens chez eux et prive les enfants du droit d'aller à l'école, cela donne à réfléchir. La semaine dernière, un grand souffle d’ironie a déferlé sur le net et a remué notre grand voisin. Certains trouvent ces performances subtiles et courageuses. D'autres les trouvent inappropriées et dangereuses. Et certains médias financés par la redevance souhaiteraient punir leurs auteurs. Une situation inquiétante pour la liberté d'expression et une attitude étrange de la part des Allemands.
Avant tout, il faut préciser qu’une nouvelle loi sur la protection de la population durant la pandémie, communément appelée «frein d'urgence fédéral», a été adoptée par le Cabinet le 13 avril 2021 et par le Bundestag allemand le 21 avril 2021. Tous les Länder et toutes les villes, bénéficiant jusque-là d’une grande indépendance dans la gestion, sont soumis à ces dispositions fédérales. Soit un couvre-feu national entre 22 heures et 5 heures du matin, la fermeture des écoles, des magasins, des musées.
Alors que l'importance de cette nouvelle loi fait l'objet d'un vif débat, une protestation commune contre ces mesures a été mise en ligne sur YouTube sous l’hashtag #allesdichtmachen (#toutfermer) par un collectif d’acteurs plus ou moins connus.
A écouter et regarder attentivement. Au début on ne peut pas vraiment situer la première vidéo, tant l’ironie est fine, tant les comédiens regardent malicieusement dans la caméra. Est-ce sérieux ou non? Mais dès la deuxième vidéo, le propos est clair. Il s’agit d’attirer l'attention, en finesse, sur les griefs à l’encontre la politique actuelle.
Ces interprètes prennent des positions ironiquement pointues. Ils s’amusent à décrire comme souhaitable une vie marquée par la peur, l'envie d’une réduction extrême des contacts et ils appellent à soutenir sans réserve les «mesures du gouvernement fédéral» édictées pour se protéger de la pandémie. Maints problèmes sociétaux conséquents sont ironiquement salués comme bienvenus, tels la violence familiale résultant des fermetures d'écoles, la pression psychologique sur les enfants et les adultes, le fossé croissant entre riches et pauvres, les théâtres et les cinémas vides, la répression des opinions dissidentes…
On est particulièrement frappé par la contribution du célèbre Jan-Josef Liefers qui remercie ironiquement «tous les médias de notre pays», lesquels veillent «à ce qu'aucun conflit critique inutile ne puisse nous détourner de l'approbation des mesures raisonnables.» Il y a aussi le clip de Volker Bruch qui ironise: «J'ai peur. Mais je sens que ma peur s'estompe. Et ça me fait peur. Pendant un an, j'ai eu peur tout le temps. Mais cette crainte faiblit. Et ça me fait peur. Je veux avoir encore plus peur. Parce que sans peur, j'ai peur.»
Les réactions négatives fusent
Le journaliste Stefan Niggemeier, du magazine en ligne uebermedien.de, a parlé d'une «ironie dégoûtante». L'eurodéputé vert Erik Marquardt a critiqué cette action qu'il a trouvé mauvaise et qu’il «a vue comme l'expression d'une résignation croissante des personnes réellement raisonnables». Garrelt Duin, membre du conseil de radiodiffusion de la WDR, l’organe public, est allé jusqu’à demander dans un premier temps des conséquences professionnelles pour les personnes impliquées. YouTube a même supprimé la chaîne de #allesdichtmachen de ses résultats de recherche. Les acteurs ont été applaudis principalement par l'AfD et le grand virologue Hendrick Streeck qui a surpris par son soutien à cette action: «A mes yeux, la politique n'a pas réussi à embarquer tout le monde avec elle».
L’ironie est essentielle dans notre culture occidentale
Moyen de perception et de réflexion, l’ironie s’empare des opinions figées et les met à l’épreuve. C'est avant tout une attitude. L'homme ironique regarde avec courage la fragilité du monde. Ce n'est qu'à travers l'ironie qu'émergent les opinions et les positions par rapport au dogmatisme et la résignation. Avec ses vibrations subtiles, elle est l'un des traits caractéristiques de la culture occidentale et permet de se remettre en question
Mais pour certains, elle n'a pas sa place en public, dans les médias, car elle n'est pas comprise, crée des malentendus, entretient la confusion.
C’est pourquoi s’aventurer sur ce terrain est devenu un risque incalculable pour les artistes menacés par l’ambiguïté car applaudis par des groupes radicaux avec lesquels ils ne veulent rien avoir à faire. Ce qui fait dire aux initiateurs de #allesdichtmachen: «Si l'on n'ose pas réclamer des choses évidentes par crainte d'être applaudi par le mauvais camp, cela montre au mieux que le discours est devenu biaisé.» Une vingtaine de ces vidéos ont d’ailleurs été retirées à la demande de leurs auteurs, par crainte des conséquences.
Incompréhension
Ce qui est incompréhensible, c'est qu'un pays entier puisse discuter d'une loi d'urgence sans reconnaître le droit à la parole, même ironique, des acteurs de la scène culturelle. Alors que l'objectif de cette action #wirmachendicht consistait à «rouvrir et élargir le débat sur la pertinence des protections corona et à faire entendre des voix qui n'ont pas été entendues auparavant ou qui n'ont pas trouvé de lieu d’expression.»
Qu'est devenue l'Allemagne, connue dans le monde entier comme «le pays des poètes et des penseurs»? Cet aveuglement est-il aussi un dommage collatéral de la pandémie?
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Ph.L. 30.04.2021 | 14h29
«L'ironie, c'est l'essence même de la littérature. La pandémie, de fait, nous a fait plonger vers davantage de barbarie. Voltaire, Diderot et l'esprit des lumières sont donc parmi les morts du Covid-19. Ce qui signifie que l'humanisme est enterré, à mon humble avis : l'Europe n'a plus d'autre fondement que le business.»