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Actuel / Khat: dans l’extase des feuilles vertes

Bon pour la tête

14 décembre 2017

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Ces dernières années, le trafic de «khat» a considérablement augmenté à l’aéroport de Zürich. Florian Schoop et la NZZ sont partis sur les traces de cette drogue méconnue. Bon pour la tête vous a traduit leur enquête .




Florian Schoop Neue Zürcher Zeitung texte
Diana-Alice Ramsauer Bon pour la tête traduction et adaptation


Sept hommes sont assis sur le sol. Ils boivent du café dans des thermos et mâchent du khat. La drogue est posée à leur pied, en tas. Ils décrochent les feuilles des branches, une à une. Une main se dirige lentement en direction d’une bouche. Les hommes mâchent ces plantes. Cela dure des heures, jusqu’à ce que leurs joues se gonflent. Pour certains, la chique a la taille d’une balle de ping-pong. Pour d’autres, la masse d’herbe agglomérée atteint celle d’une balle de tennis. L’ambiance dans cette chambre vide devient de plus en plus débridée, euphorique, propice à la discussion.

Cette scène est tirée d’un documentaire sur la Somalie. Le khat est une drogue populaire dans ce pays d’Afrique de l’Est. Dans le film, il est décrit comme le «speed» pour les pauvres ou comme une ivresse, mais avec des effets secondaires. Cette herbe grisante est de plus en plus répandue en Suisse; ces quelques dernières années, son trafic a explosé.

Les chiffres de l’aéroport de Zurich le montrent: au cours des onze derniers mois, les enquêteurs ont confisqué plus de 2,1 tonnes de khat parmi les voyageurs. A titre de comparaison, seuls 365 kilos avaient été interceptés l’année passée. Les chiffres ont donc presque sextuplé en seulement une année. Mais ce n’est pas tout: le trafic se fait également par poste. Plus d’une tonne de ses feuilles enivrantes séchées a atterri dans notre pays par ce biais-là. La systémisation des contrôles aux aéroports peut expliquer une part de cette augmentation. Cela n’explique pourtant pas tout.

La drogue des migrants

Le khat est-il la nouvelle drogue à la mode? Probablement non. Le goût est amer. Tellement amer qu’il est presque exclusivement consommé par des personnes venant d’Ethiopie, de Somalie, du Yémen ou du Kenya: pays dans lesquels c’est socialement accepté. Selon la police, les consommateurs en Suisse sont principalement des migrants originaires du nord-est de l’Afrique.


L’augmentation drastique des saisies de khat s’explique également par la croissance en Suisse des communautés originaires des pays d’Afrique de l’Est. La diaspora somalienne et érythréenne de plus en plus présente en Suisse représente un potentiel de consommateurs en augmentation. La drogue reflète donc bien plus un phénomène marginal en lien avec l’immigration qu’une vraie tendance.

Bashir Gobdon directeur de l’Association culturelle somalienne de Zurich confirme pourtant que le khat est un problème dans la communauté somalienne du canton. En effet, il connaît aussi bien des personnes qui prennent cette drogue entre amis le week-end que des consommateurs vraiment dépendants. Selon lui, ce groupe d'accrocs représente une quarantaine de personnes: «Bon nombre d’entre elles sont sans emploi et solitaires».

Globalement, Bashir Gobdon note un changement au niveau du marché du khat en Suisse. «Il y a trois ans, lors que l’Angleterre a interdit cette plante, la qualité s’est détériorée ici.» C’est ainsi que de nombreux consommateurs occasionnels ont préféré renoncer à s’en procurer. Le khat est interdit en Suisse depuis 1992 en vertu de la loi sur les stupéfiants. C’est l’effet stimulant des jeunes pousses et des feuilles sur l’organisme qui a motivé cette décision. 

Selon Boris Quednow, expert en toxicomanie et professeur à l’hôpital universitaire psychiatrique de Zurich, la drogue a un effet «positif» sur l’humeur et agit comme une amphétamine à faible dose. Le khat peut être comparé à de la Ritaline. Par ailleurs, plus la plante est mâchée longtemps, plus l’effet est fort. En comparaison «mastiquée sur une courte durée, elle n’a que l’effet de quelques tasses d’espresso.»

La structure moléculaire du khat n’est pas très différente de celle de la méthamphétamine, explique Boris Quednow. «Cependant, la différence avec les drogues chimiques est la concentration de substance qui est ingérée en mâchant la plante.» De plus, les effets secondaires négatifs sont relativement modérés en comparaison. Ce qui ne veut pas dire que cette drogue est inoffensive. La consommation peut provoquer des cancers de la cavité buccale, des psychoses ainsi que des troubles cognitifs et entrainer des insomnies. «En Suisse, ce ne serait par contre pas possible de prendre du khat tous les jours et sur une longue durée», explique l’expert: le marché est beaucoup trop petit. «La Suisse est donc bien loin de devenir un enfer du khat.»

Le khat est principalement cultivé au Kenya, en Ethiopie, en Somalie, et au Yémen. Il y en a deux sortes: le rouge et le vert. ©NZZ-Infografik

Jusqu’à la fin des années 80, cette substance est très peu connue en Europe. Elle n’apparaît que dans les récits de voyageurs revenus d’Afrique qui décrivent des hommes aux grosses joues. Des articles de journaux mentionnaient aussi l’existence de cette drogue exotique. La NZZ a d’ailleurs publié un reportage de trois pages sur le khat en 1982, avec de nombreuses photos et des descriptions expliquant que la mastication de ces longues feuilles était un «vice raffiné».

Acheminé dans des valises à roulettes

La notoriété de la plante augmente néanmoins en 1990 lorsque des affaires de khat confisqué sortent. Le plus grand boom de cette drogue qui pousse à l’état sauvage dans les hautes terres d’Afrique de l’Est a pourtant lieu ces dernières années. Les saisies ont massivement augmenté depuis 2012, selon la police. Les contrebandiers transfèrent d’ailleurs toujours la plante de la même manière: en bourrant des valises à roulettes de plantes fraichement cueillies et emballées dans des chiffons.

Une valise remplie de khat (saisie du 10 novembre 2017 à l'aéroport de Zurich). © Police cantonale zurichoise

Les photos envoyées par la police après les saisies démontrent la difficulté pour les trafiquants de faire passer cette drogue. Après le vol, les feuilles ainsi que les tiges sont déjà toutes ramollies, ce qui pose un problème puisqu’elle doit donc être consommée très rapidement, pour qu’elle ait encore un quelconque effet. Des temps de trajets supérieurs ne sont donc absolument pas envisageables. Dans ces conditions, le commerce du khat n’a apparemment rien à voir avec celui de la cocaïne ou du cannabis – qui est lui, organisé de manière professionnelle et méticuleuse.

Comment le khat est-il ensuite distribué et par qui est-il consommé? Les autorités ne le savent pas. Elles ne savent pas non plus s’il s’agit d’une filière professionnelle ou si le produit est destiné un cercle restreint de connaissances. Pas plus d’informations à l’office fédéral de la santé ni chez Addiction suisse.

Selon la police, la plupart des passeurs sont des hommes jeunes, souvent sans emploi ou sans moyen de subsistance. Il s’agit principalement d’Européens venant de l’Afrique du Nord-est et parfois également des personnes d’Europe de l’Est. La peine encourue en cas d’arrestation est une amende. D’après les initiés, s’ils passent les contrôles avec leur marchandise, le trafic se déroule comme suit: ils écoulent la drogue au travers de potentiels acheteurs dont ils ont le numéro. Par ailleurs, l’information selon laquelle une nouvelle livraison est arrivée circule au sein de la communauté concernée.

Le khat est une drogue sociale

Selon Urs Rohr, de l’Office de prévention des dépendances de la ville de Zurich, le commerce de khat est bien moins vaste que celui des autres substances illégales. «Il s’agit principalement de personnes qui fournissent leur petit réseau.» Les rapports de prix au poids sont également différents. La saisie d’un kilo de cocaïne ou celle de 80 kilos de khat ne représente pas du tout les mêmes valeurs. Alors qu’un gramme de cocaïne coûte 120 francs sur le marché noir, un paquet de khat de 100 grammes ne vaut que 20 francs, selon la police cantonale. Le prix varie également en fonction de la disponibilité du produit. «Cette drogue joue dans une tout autre ligue», explique Urs Rohr. En ce qui concerne les risques, le khat et la cocaïne ne sont pas non plus comparables. Les autorités classent d’ailleurs cette plante enivrante comme drogue douce.

Depuis quelque temps, du khat séché est également acheminé par la Poste, souvent déguisé en thé. Cela laisse d’ailleurs les experts un peu perplexes. En effet, la substance enivrante du khat est quasiment réduite à néant si le produit est consommé sec. Comme le dit Boris Quednow: «Sous cette forme, la plante a, au plus, l’effet d'un thé vert». Urs Rohr explique pourtant pourquoi plus d’une tonne de ce «thé» a été importée en Suisse cette année: «Le khat est une drogue sociale». Pour les consommateurs suisses, la consommation du khat –même sous cette forme «castrée» – renvoie bien plus à un rituel de chez eux qu’à un réel besoin de planer.


L'article en allemand de la NZZ: «Wieso der Khat-Schmuggel in die Schweiz explodiert»



VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Anne-Françoise 14.12.2017 | 09h50

«J'ai fait un séjour au Yemen dans les années 80 et j'ai pu observer, sans comprendre au début, la consommation de khat. En plus des effets que vous décrivez, il est un coupe-faim et les consommateurs de khat sont généralement maigres voire faméliques. Je n'ai pas vu d'hyperactivité, mais plutôt de la somnolence. Et un impact grave du khat, c'est qu'il stoppe toute activité dès 13h l'après-midi dans les villes, à Sanaa, en particulier. Tous les hommes quittent leur travail, se réunissent et "khatent" ensemble, dans le silence. C'était l'habitude dans ces années-là. Ce pays où tout est importé de l'étranger, même les produits de base, a donc une économie qui fonctionne à mi-temps. Et la seule culture dans de nombreuses régions était celle du khat, dont les femmes s'occupaient et parce qu'elle rapporte nettement plus que l'agriculture. A l'époque une brassée de khat se vendait 50 francs (de mémoire). C'était énorme dans ce pays très pauvre. Ce produit paralysait tout un pays.
Anne-Françoise Decollogny, Lausanne»


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