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Actuel / Pas de patrie pour 10 millions d'invisibles

Diana-Alice Ramsauer

18 novembre 2017

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Cet été, la communauté internationale a annoncé la fuite vers le Bangladesh de plus de 600'000 Rohingya venus de Birmanie – soit deux fois la population du canton de Fribourg. Si la situation de cette minorité apatride musulmane est particulièrement inquiétante, d’autres groupes linguistiques, ethniques ou culturels se retrouvent – un peu partout dans le monde – sans droits juridiques officiels à l’intérieur de leur propre pays. Puisqu’aucune patrie ne les reconnaît comme faisant partie des siens, ces humains restent invisibles. Pourtant, ils seraient plus de 10 millions sur terre. CARTE INTERACTIVE et FICHES INFOGRAPHIQUES.



Au risque de vous décourager dès les premières lignes, l’histoire commence il y a environ 150 ans. Au 19e siècle, les nations telles que connues aujourd’hui apparaissent. Ce concept d’État-nation, couplé à la nationalité, lie les habitants d’un territoire donné à leur autorité étatique. C’est également à cette même période que le recours à des passeports et les inscriptions aux registres d’état civil se systématisent.

Toute personne n’étant pas enregistrée dans ces répertoires n'est pas reconnue par le gouvernement central et risque donc de devenir apatride. «Néanmoins, certaines minorités n’ont jamais été reconnues par l’État ou par les groupes au pouvoir et cela déjà avant l’État-nation moderne. Mais ce concept a néanmoins aggravé la situation», précise Barbara von Rütte, doctorante à l'Institut de droit public de l'Université de Berne. Que certaines nations profitent de ce non-statut pour se «débarrasser» des peuples qui les ennuient, ou par simple manquement administratif, l’apatridie est aujourd’hui une réalité ancrée dans nos sociétés.


Carte du monde, selon les statistique de l'Agence des Nations unies (HCR) pour les réfugiés de mi-2015. Passez votre souris sur les différents pays en bleu pour découvrir le nombre d'apatrides dans chaque pays. Les pays en gris n'ont pas de données disponibles.

Dans cet article, on parle d’apatrides (et non de sans-papiers). Il s’agit «de personnes qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation», selon la Convention relative au statut des apatrides du 28 septembre 1954. En résumé: «Une personne apatride n’a donc pas de nationalité, pas de patrie», poursuit Barbara von Rütte. A ne pas confondre avec les sans-papiers qui sont des personnes sans-titre de séjour dans un pays qui n’est pas le leur. «Cela ne signifie pas, pour autant, que ces personnes n’ont pas de nationalité ou pas de papiers/document d’identité dans leurs pays d’origine.»

Si l’apatridie est problématique aujourd’hui, c'est qu’elle prive certaines personnes ou certaines minorités de toute reconnaissance officielle. Les difficultés peuvent aller d’un simple refus d’ouverture de compte bancaire, jusqu’à de fortes discriminations. «Dans des cas individuels graves, le refus de reconnaître une personne comme citoyen-né, ou la décision de priver une personne de sa nationalité peut même représenter une persécution dans le sens de la Convention des réfugiés». Dire que l’apatridie est «une arme politique» est néanmoins exagéré, selon Barbara von Rütte, «mais c’est certainement un instrument de répression fort contre les groupes minoritaires.»

Droit du sol, droit du sang?

Il est étonnant de penser qu’au 21e siècle ce problème soit encore si répandu. Cela s’explique pourtant de plusieurs manières. En plus des questions de discrimination, des «conflits entre principes de filiation» peuvent se poser. Deux systèmes de reconnaissance sont à différencier:

  • celui de jus soli, droit du sol, qui permet d’attribuer la nationalité du nouveau-né sur la base du lieu de sa naissance

  • celui du jus sanguinis, droit du sang, c’est-à-dire selon la nationalité des parents.

«Si des ressortissants d’un pays avec un système jus soli ont un bébé dans un pays de jus sanguinis (comme en Suisse), le nouveau-né peut se retrouver apatride parce que la nationalité des parents ne peut pas être transférée», commente Barbara von Rütte. Par ailleurs, si les parents sont sans nationalité et mettent au monde un enfant dans un pays de jus sanguinis, l’enfant devient également apatride.

D’autres raisons peuvent être trouvées dans la dissolution d’un pays, comme dans le cas du Soudan et du Soudan du Sud ou dans l’effondrement d’États, comme celui de l’Union soviétique ou de la Yougoslavie.

En 2014, le HCR a lancé un programme pour supprimer l’apatridie en dix ans. Présent dans la majorité des pays fortement touchés, l’organisation tente d’informer les populations et de réduire les discriminations. La campagne #Ibelong fêtait ses trois ans en début novembre avec la sortie d’un rapport. Une célébration encore très sombre. Il faut dire que régler un problème créé par l’homme depuis plus d’un siècle en une petite décennie: le projet est ambitieux.


Ces fiches d'identité ont été créées pour donner une vision globale de l'apatridie. Les sources utilisées sont les multiples rapports d'ONG, ainsi que les documents fournis par les services de migration. Elles n'ont pas de valeur juridique.










Précédemment dans Bon pour la tête

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«Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme»


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