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Vos lettres / Gaza et le réveille-matin


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«Je ne suis pas levé que la nausée et le vertige me saisissent déjà. Un jour supplémentaire de malheur. Que faire? Je vais verser de l’argent à une organisation humanitaire à Gaza. Je marche dans la rue, mais mes pieds ne quittent pas le sol, englués dans le sang visqueux de la nuit. Que faire, que faire? Maudite soit mon impuissance.»



Une lettre de Jamal Reddani, économiste (les intertitres sont de la rédaction)


En ouvrant les yeux, le geste machinal vers le poste de radio s’interrompt. L’appréhension des décomptes macabres bloque mon bras. Hier, soixante-cinq victimes, en majorité des femmes et des enfants, doublement morts d’une frappe aérienne nocturne venue à la rescousse d’une famine trop lente à tuer. Jour après jour, la nuit surtout, l’ange de la mort réclame sa dîme. Ma main hésite au-dessus de l’appareil, les nombres s’affrontent dans ma tête. Combien d’otages restait-il hier dans les tunnels? J’en étais encore à vingt-quatre vivants. Un monde barbare où les morts déchiquetés sont en surface et les vivants sous terre. Les additions torturent mon cerveau.

Gaza, 55 000 morts, femmes et enfants pour la plupart. 19 000 enfants ai-je entendu. A quoi ressemblerait un stade de foot avec 19 000 petits cadavres délicatement alignés sur les gradins? Une gigantesque maternité avec 36 000 cadavres de mamans? J’essaie en vain de chasser ces images invasives, obsédantes. Mon bras toujours suspendu au-dessus du poste, j’entends les hurlements d’autres mères dans des manifestations, réclamant leurs enfants, soldats captifs. Les hommes ont peut-être conclu un accord cette nuit, murmuré-je. Un cessez-le-feu, qui sait… Il fait beau et j’aimerais moins souffrir, moins cauchemarder la nuit prochaine. Je voudrais manger aujourd’hui sans culpabiliser à la vue de mon assiette.

Une cueillette furtive d'âmes innocentes

Je lance finalement le corbillard des nombres. La sinistre pascaline m’annonce cent vingt-cinq victimes parties dans la nuit. Une cueillette furtive d’âmes innocentes. Un hôpital bombardé, des fermiers battus et chassés de leur terre, cinq cents camions bloqués à quelques encablures des deux millions et demi de ventre vides. On parle aussi de cinq jeunes corps en kaki carbonisés dans leur char. Mon estomac se noue.

Mais où est le dieu des hommes? Même très haut dans le ciel, avec de bonnes jumelles, ne pourrait-il pas voir ses créatures s’entretuer sur la Terre qu’il a créée?

Le crachin radiophonique persiste, vengeur des consciences molles. Cette nuit, ailleurs, quelque part en Russie et en Ukraine, des centaines de drones et de missiles ont mené bataille jusqu’à l’aube, pendant le sommeil des soldats.

Les exactions de l'armée

Il n’y a plus d’eau à Gaza, l’armée dynamite les puits, bombarde les transformateurs, tatoue les prisonniers, rafle des jeunes, affame, tire sur des diplomates, arraisonne un voilier de pacifistes, guide par des bombardements le déplacement forcé des gazaouis.

On prend un peu de farine sur de maigres points de ravitaillement. Et, avec un peu de chance, une balle libératrice de l’enfer génocidaire.

Je ne suis pas levé que la nausée et le vertige me saisissent déjà. Un jour supplémentaire de malheur. Que faire? Je vais verser de l’argent à une organisation humanitaire à Gaza. Je marche dans la rue, mais mes pieds ne quittent pas le sol, englués dans le sang visqueux de la nuit. Que faire, que faire? Maudite soit mon impuissance.

A qui me plaindre? Avec qui partager ma souffrance, ma honte?

Si l’on datait l’émergence de la culture à la culpabilité ressentie face à la souffrance ou à la mort de l’autre, alors nous sommes sortis de toute civilisation.

Les vidéos de corps déchiquetés refusent de mentir, les rosses. L’air manque, déchiré par des cris et des pleurs devant les linceuls blancs.

Le Palais fédéral s’oppose aux motions condamnant la politique d’Israël

Je ne peux pas interpeller la Suisse, mais je peux au moins appeler ceux qui me représentent. Quatre députés vaudois répondent. Je parle, ils comprennent, ils compatissent, mais ce n’est pas ce dont j’ai besoin. Je veux que ça cesse. Alors ils sont honnêtes avec moi et avouent leur impuissance. Ils n’ont d’ailleurs pas de compétence en politique étrangère. Ils relaieront plus haut, très haut, mais encore bien plus bas que le dieu à jumelles.

On me rappelle cette fois de la Berne fédérale. Un conseiller national parle, dit me comprendre, m’expose tout ce qui est entrepris, mais m’annonce surtout que l’intense empathie des Romands bute sur une rivière. Le Röstigraben martyrise Gaza. Le Palais fédéral s’oppose aux motions condamnant la politique d’Israël. Je le remercie, mais que faire quand ceux que j’élis s’avèrent tout aussi impuissants?

Une nouvelle peur me prend: que dire aux générations que nous avons sans cesse vaccinées contre les horreurs de la Seconde guerre mondiale? Qu’il y a néanmoins une exception dans l’inacceptabilité 

L’odeur de la mort, de la peur se sent jusque dans les voix de nos responsables politiques.

J’entends des jeunes fourbir leurs armes. Ils ont le temps, beaucoup de temps, mais on mettra un s à Nuremberg, promettent-ils. On parle déjà de poursuites pénales contre nos élus pour complicité génocidaire.

J’expliquerai à quel point je me sentais impuissant, et peut être me pardonnera-t-on. Mais qu’en sera-t-il de tous ces politiciens? Je vais encore passer une sale journée, une nuit de cauchemars. Avec cette radio que je crains d’allumer, et le sang sous mes semelles.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Latombe 20.06.2025 | 09h52

«Je hurle avec vous à la fois l'impuissance et la rage.
Je rêve d'un monde à l'envers: l'Iran possédant la bombe atomique Israel n'oserait pas la bombarder, par contre un mouvement social comme femme, vie, libertés inviterait le peuple israélien à renverser ses mollah (Benjamin et sa clique d'ultraorthodoxes) accusés d'élaborer une bombe à explosion lente atomisant Gaza.
L'imagination comme remède au désespoir?
En attendant ici en Suisse combattons les discours haineux et entretenons la paix sociale tout en dénonçant les injustices et les exploitations du genre un salaire décent n'est pas de la responsabilité des patrons énoncé par l'union patronale.»


@camomille 20.06.2025 | 11h19

«Hélas, ce texte est tellement juste, il révèle mes propres aveux, comment est-ce possible que nos élus soient tombés si bas - en fait, les pires, à l'exécutif, ce n'est pas le peuple qui les a élus - j'ai honte de ce que ne fait pas mon pays - respecter au minimum les conventions signées, ratifiées, mais bien cachées au fond des tiroirs, verrouillés ...de peur que ces conventions ne réapparaissent et que le peuple - les jeunes surtout qu'on garde dans l'ignorance - ne l'apprennent et réagissent...»


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