Vous aimez cet article <3
Média indocile – nouvelle formule

Actuel

Actuel / Réapparition des mines antipersonnel dans l’Union européenne


PARTAGER

La convention d’Ottawa (1997) a laissé croire à la prochaine éradication des mines antipersonnel, redoutables armes à bas coût qui tuent et mutilent les civils par millions. Cet espoir d'éradication pourrait toutefois s’évanouir si certains Etats membres de l’Union européenne, frontaliers de la Russie, venaient à dénoncer la convention comme ils en ont exprimé la volonté.



La Première Guerre mondiale, entre autres innovations meurtrières, a vu le développement de mines sous-marines et aussi et surtout de mines terrestres: des engins explosifs dissimulés dans le sol et destinés à freiner la progression des fantassins et des engins.

Après la Seconde Guerre mondiale, les mines antipersonnel, qui explosent au contact d'un être humain, ont été utilisées à grande échelle dans la plupart des conflits, de la Corée au Mozambique en passant par les pays de l’ex-Yougoslavie, entraînant des morts et des mutilations par millions, longtemps encore après la fin des combats.

Un succès diplomatique sans précédent pour les ONG

En 1992, différentes ONG (Handicap InternationalHuman Rights Watch, etc.) ont lancé une campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (ICBL selon le signe anglais). Leur action a été coordonnée par une enseignante américaine, Jody Williams. Elle a aussi bénéficié de l’engagement très actif du ministre des Affaires étrangères canadien Lloyd Axworthy.

Il s’en est suivi, les 3 et 4 décembre 1997, à Ottawa (Canada), la signature d’une Convention sur l'interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (la convention exclut les mines qui explosent au contact d’un véhicule ou sont commandées à distance). La même année 1997, Jody Williams a reçu le Prix Nobel de la Paix au nom de son organisation. Cet hommage était on ne peut plus mérité.

Onze ans plus tard, le 3 décembre 2008, à Oslo (Norvège), nouveau succès avec la conclusion d’une convention bannissant les armes à sous-munitions (des bombes contenant d’autres petits explosifs). Ces armes sont aptes à détruire les chars ennemis avant qu’ils n’engagent le combat. Mais, larguées par avion, elles ont accessoirement l’inconvénient de faire des ravages sur une grande surface, tant chez les civils que chez les militaires.

Des progrès restent à faire…

 La convention d’Oslo a été signée par un total de 112 pays. Quant au traité d’Ottawa, signé par 165 pays à ce jour, il a conduit à la destruction de plus de 55 millions de mines antipersonnel. Il a aussi permis de ramener le nombre annuel de victimes (tuées ou mutilées) de 25 000 environ à la fin du 20e siècle à près de 3300 en 2013 selon l’Observatoire des mines.

Certes, des progrès restent à faire… Les États-Unis et Israël ont signé le traité mais ne l'ont pas ratifié, les premiers pour se réserver la possibilité d’utiliser les mines antipersonnel dans la péninsule coréenne, le second en raison de l’état de guerre avec ses voisins. La Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan ou encore le Myanmar (Birmanie) n’ont pas signé le traité. La Russie en particulier continue d'utiliser des mines antipersonnel dans le conflit en Ukraine, tout comme l’armée du Myanmar pour protéger ses installations sensibles des attaques de rebelles. On retrouve à peu près les mêmes pays parmi les signataires et non-signataires de la Convention sur les armes à sous-munitions (Oslo, 2008).

Cela dit, si au total une trentaine d’États se sont abstenus de signer ou ratifier le traité d’Ottawa, la plupart en respectaient encore les principales dispositions en 2014. Les États-Unis eux-mêmes exprimaient leur aspiration à adhérer dès que possible au traité d’Ottawa.

C’est ainsi que la troisième Conférence de la Convention sur l'interdiction des mines antipersonnel, en juin 2014 à Maputo (Mozambique) a pu se fixer comme objectif un monde sans mines d'ici 2025!

Premières menaces sur le droit international humanitaire

Hélas, cet objectif n’a pu être atteint. Depuis une dizaine d’années, la recrudescence des conflits dans le monde menace les acquis de 1997 et l’on compte encore une centaine de millions de mines enfouies sous terre ici et là. «En 2022, au moins 4710 personnes ont été tuées ou blessées par des mines antipersonnel ou des restes explosifs de guerre», lit-on dans le rapport de l’Observatoire des mines (2024). Un tiers ont perdu la vie et les autres ont été blessées. Selon le Comité international de la Croix-Rouge, quatre cinquièmes des victimes de mines terrestres sont des civils; environ la moitié d'entre elles sont des enfants.

Pour la troisième année consécutive, la Syrie a enregistré le plus grand nombre de victimes, avec 834 victimes en 2022, suivie par l'Ukraine (au moins 608 victimes en 2022), le Yémen (582) et le Myanmar (545). Notons qu’au Yémen, la guerre civile a été suspendue par la trêve d’octobre 2021 mais les mines continuent d’y faire des victimes.

Quant à l'Ukraine, qui a signé et ratifié le traité d'Ottawa en 2006, elle n’en est pas moins devenue l’un des pays les plus minés du monde avec 100 km² concernés. Il s’agit de restes de mines antipersonnel mais aussi de bombes à sous-munitions, dont la Russie fait un usage massif depuis le début du conflit.

Le 19 novembre 2024, le président américain Joe Biden a annoncé que les États-Unis allaient fournir à l’Ukraine des mines antipersonnel, bien que ces armes soient interdites par la convention de 1997. Le Secrétaire d’Etat à la Défense Lloyd Austin avait justifié ce choix par un changement de tactique de la part des Russes: «Leurs forces mécanisées ne sont plus en tête. Ils avancent à pied de manière à s’approcher et à mener des actions pour ouvrir la voie aux forces mécanisées». Il assura aussi que les mines américaines étaient équipées d’un dispositif d’autodestruction qui les rendrait inertes après le conflit, ce dont doutent les représentants des ONG. L'Ukraine se justifia de son côté en affirmant qu'elle limiterait l'usage de ces mines aux zones non peuplées.

La peur de la Russie rend les mines antipersonnel à nouveau légitimes

Là-dessus, cinq Etats européens, frontaliers de la Russie ou de son alliée la Biélorussie, ont annoncé leur intention de dénoncer le traité d’Ottawa et la convention d’Oslo en vue de ralentir une hypothétique invasion de l’armée russe.

Tout a commencé à Vilnius, en Lituanie, en juillet 2024: par un vote quasi-unanime, les députés ont décidé de se retirer de la convention d’Oslo sur les bombes à sous-munitions. Après un préavis de six mois, ce retrait est devenu effectif début mars. «C’est la première fois dans le monde qu’un État se retire de ce traité. Cela crée un précédent qui risque d’avoir des effets boule de neige», prévint Laurent Gisel, chef de l’unité armes et conduite des hostilités au sein de la Division juridique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à Genève. Il ne croyait pas si bien dire...

Dans la Finlande voisine, le 6 décembre 2024, jour anniversaire de l’indépendance (1917), plusieurs personnalités dont un ancien chef de l’armée et un eurodéputé lancèrent une pétition citoyenne pour sortir de la convention d’Ottawa. La Finlande, qui partage 1340 kilomètres de frontière avec la Russie, avait adhéré à la convention en 2012 seulement et, trois ans plus tard, avait déjà détruit tout son stock de mines antipersonnel. «C’était à une époque où on pensait que la guerre moderne serait hybride et cybernétique», commente Jussi Niinistö, ministre de la Défense de 2015 à 2019. Depuis, il n’a eu de cesse de dénoncer «une énorme erreur», soulignant l’«efficacité» des mines antipersonnel, «parfaitement adaptées à la géographie finlandaise, avec ses nombreux lacs et ses passages étroits». Le politologue Henri Vanhanen ajoute: «Le rétablissement de la capacité des mines terrestres améliorerait considérablement notre dissuasion et celle de l’OTAN».

Après la décision américaine d’envoyer des mines antipersonnel à l’Ukraine, le président finlandais Alexander Stubb s’est laissé convaincre de sortir du traité. En Estonie voisine, le Premier ministre Kristen Michal a fait savoir que son pays «suivrait l’exemple finlandais». De fait, les ministres de la Défense d’Estonie, Pologne, Lituanie et Lettonie ont annoncé, par une déclaration commune, le 18 mars 2025, leur volonté de sortir au plus vite de la convention d’Ottawa en invoquant la menace potentielle russe. «Il n’est pas normal que nous nous interdisions d’utiliser des armes que la Russie est prête à utiliser contre nous», a lancé le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna, rappelant que Moscou n’avait adhéré à aucun des traités dénoncés.

«Défendre nos frontières et celles de l’OTAN»

Ces Etats, qui font partie de l’OTAN et de l’Union européenne, sont d’ores et déjà engagés dans de coûteux travaux de fortification de leurs frontières avec la Russie, avec la création d’immenses zones tampon avec bunkers, tranchées et mines. Ne croyant plus à la garantie de sécurité américaine et compte tenu du temps qu’il faudra à l’Union européenne pour se doter d’une défense autonome – si elle y arrive un jour –, ils souhaitent produire eux-mêmes et stocker des mines antipersonnel et des bombes sous-munitions afin de les avoir à portée de main en cas de besoin. «Nous ne sommes plus dans les années 1990, à l’époque où la tendance allait au contrôle des armements», a expliqué le ministre letton de la Défense Andris Sprüds lors d’une conférence à Paris, le 31 mars. «Nous devons utiliser les moyens nécessaires pour protéger nos populations, nos frontières et celles de l’OTAN.»

Le retrait de ces cinq pays de la convention d’Ottawa ne sera effectif qu’après un préavis de six mois suivant le vote de leur Parlement. Les députés lettons ont déjà voté dans ce sens le 16 avril. «Le retrait de la convention d’Ottawa donnera à nos forces armées une marge de manœuvre en cas de menace militaire [et] leur permettra d’utiliser tous les moyens possibles pour défendre nos citoyens», a déclaré, après le vote, Inara Murniece, la présidente lettonne de la Commission parlementaire des Affaires étrangères. Son propos est tempéré par les spécialistes militaires qui rappellent que le traité d’Ottawa s’applique seulement aux mines antipersonnel et laisse toute latitude aux armées pour employer des mines antichars ou antivéhicules.

Un précédent fatal pour le droit international humanitaire

La Norvège, qui partage également une frontière avec la Russie, a quant à elle réaffirmé envers et contre tout sa fidélité au traité d'Ottawa. «Si nous commençons à affaiblir notre engagement, cela permettra aux factions belligérantes du monde entier d’utiliser à nouveau plus facilement ces armes, car cela réduira la stigmatisation», a déclaré le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide. «Cette décision particulière [de la Finlande] est quelque chose que nous regrettons.»

Les ONG déplorent également que le renoncement au traité d’Ottawa par des Etats européens sociaux-démocrates régulièrement en pointe dans le combat pour les droits humains ne porte un coup fatal au traité. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a qualifié ces décisions de «dangereux recul pour la protection des civils dans les conflits armés». «Les Etats qui se retirent de ces traités risquent d’éroder des protections vitales et menacent des décennies d’efforts mondiaux visant à éradiquer ces armes inhumaines », a-t-il averti.

En France, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), l’avocat Jean-Marie Burguburu, a relayé l’inquiétude des ONG. Le 23 avril 2025, dans une lettre ouverte au ministre des Affaires étrangères, il a demandé à celui-ci d’intervenir auprès des cinq Etats concernés afin qu’ils reviennent sur leur décision au nom de la sauvegarde du droit international, humanitaire qui plus est.


Article publié sur le site Herodote.net le 30 avril 2025. Lire l’article original 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

0 Commentaire

À lire aussi