Culture / Après Koltès, Tchekhov et Godard, bientôt Fragonard?
Le choc est rude et le débat est vif. Libre à chacun de choisir ses propres exemples mais dans un article récent du journal «Le Monde» (Quand les étudiants déboulonnent les icônes d’hier, 26-02-23), qui énumère une série de conflits entre étudiants et enseignants dans diverses disciplines artistiques autour de la nouvelle morale, surgit la question du viol à propos d’un film. «…l’extrait contenait des images violentes. Tollé des étudiants qui quittent la salle».
«Le viol n’est pas un motif narratif, il n’est pas un pivot dramaturgique, il n’est pas une pulsion de mort qui existe en chaque être humain», écrivent-ils, deux jours plus tard. «Le viol est une construction sociale largement acceptée, normalisée, esthétisée et érotisée. Il est temps d’en parler comme tel.»
Les liaisons dangereuses selon Fragonard
Et c’est ainsi que Le Verrou de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) nous interpelle. Savoir si l'acte d'amour représenté dans cette œuvre a déjà été consommé, s’il fut désiré ou subi a été en effet l’objet d’un débat récurrent. Tout comme cette toile a suscité d’autres interrogations telles que qu’est-ce qu’aimer? Oui! Que sont le désir, le libertinage, la séduction? Les ambiguïtés des sentiments, leurs ambivalences, leurs revirements? Qu’en est-il de cette si subtile et si intriguante chorégraphie amoureuse, de ce pas de deux, de l’attirance des contraires, de deux corps qui s’étreignent, se désirent, se repoussent, se reprennent, qui s’enlacent et se dérobent à la fois?
En ces temps-là, quand Le Verrou a été peint, en 1777, une révolution était en germe et les mœurs changeaient totalement de nature. Tout comme les nôtres aujourd’hui sont aussi soumises à un bouleversement profond et c’est ce parallèle que nous voulons ici souligner.
Un chef-d’œuvre?
La collection «Le roman d’un chef-d’œuvre» d’Henry Dougier comprend une vingtaine de titres, tous consacrés à l’œuvre de tel ou tel artiste archi célèbre.
Dans celui-ci, un petit essai écrit dans un style très maitrisé, brillant, agréable et qui démontre une complète maitrise du sujet par Anne de Marnhac, Les liaisons dangereuses selon Fragonard, on entre avec aisance dans la problématique de l’œuvre, ce fameux Verrou donc, et de sa réception à l’époque.
Un lit dont le désordre dit le sujet
Louis-Gabriel Véri-Raionard, marquis de Véri qui possède des toiles de Jean-Baptiste Greuze, Joseph Vernet, Jean-Baptiste Pater et Louis Lagrenée, aime commander des œuvres aux artistes. Et vers la fin des années 1770, il demande à Fragonard de lui peindre un pendant profane à son Adoration des bergers. Ce sera Le Verrou.
La toile, réalisée entre 1777 et 1779, mesure 73 × 93 cm. Elle présente un couple enlacé. La femme, vêtue d'une robe de satin doré, cherche à s'extraire de l'étreinte de l’homme, qui, debout sur la pointe des pieds, pousse le loquet d’une porte dans une pièce en grand désordre avec un lit défait et une chaise renversée. Suivant une diagonale nette, le tableau est divisé en deux parties, opposant en pleine lumière, du côté droit, ce couple enlacé et, dans la pénombre, du côté gauche, des tentures écarlates, des oreillers charnus, des draps froissés et un lit en désordre.
D’un côté, l'action et de l'autre, les éléments symboliques. Le temps s’est arrêté. Une émotion transporte les personnages en dehors d’eux-mêmes. Leur visage dit la profondeur de leurs sentiments: pâmoison, gestes alanguis, larmes perlées, désordre intérieur, cheveux dénoués et épars, regards humides.
«Le Verrou n’est pas une scène de contrainte mais une chorégraphie amoureuse», écrit l’auteur à la page 67 de son livre. N’est-ce pas aller un peu vite que de le dire ainsi? Quelle est la part de refus sincère, de consentement, de ravissement, de fausse résistance, de feinte, d’abandon? Comment la demoiselle repousse-t-elle son assaillant? Paupières mi-closes, elle détourne son visage, moue extatique, avec une expression ineffable. Lui, décidé et volontaire, affiche un air vainqueur. Mais pourquoi a-t-il les pieds nus? Pourquoi cette porte fermée? Pourquoi ce lit déjà défait?
Le Verrou et autres objets
Un verrou est composé d’une tige coulissante glissant dans un cylindre en un mouvement de va-et-vient. Mais de quoi cela pourrait-il bien être la métaphore? Métonymie ici ne serait-il pas plus pertinent? Sans lui, peint de façon excentrée, en haut et à droite de la toile, il n'y aurait pas ce dynamisme qui fait de ce tableau l’œuvre si particulière qu’il est.
Les autres éléments sont dévoilés avec une extrême parcimonie, camouflés dans le désordre et la pénombre. Les personnages, en pleine lumière, et le lit, tout en nuances de rouge et de marron avec en bas, dans l'angle, à droite du cadre, un bouquet de fleurs tombé à terre et qui se trouve, ô Eve, sous une pomme posée sur une petite table.
Les liaisons dangereuses
En 1782, trois ans après la réalisation du Verrou, sont éditées Les Liaisons dangereuses de Laclos, un roman épistolaire, mettant en scène le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil. Le succès est immense et les controverses intenses. Le récit dénonce les stratégies libertines et offre une vision rédemptrice de l’amour véritable.
Ce changement de paradigme avait été initié dès 1761, avec Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau qui amenait une vision radicalement différente de la relation amoureuse vue comme élément absolu, transcendant et sincère.
Les Liaisons dangereuses, ce sont des transports amoureux, des étreintes passionnées, des baisers dérobés, des résistances vraies ou fausses, des évanouissements, des irruptions dans des chambres à coucher. L’alcôve et le lit en sont les principaux lieux d'action. Le vocabulaire de la guerre est omniprésent et tout y est bataille.
L’extraordinaire nouveauté consistant en ce que Valmont, le séducteur expérimenté, s’y retrouve pour finir dépossédé de lui-même, pris au piège de l’amour!
Fortune critique
Fragonard, né en 1732, onze ans après la fin de la Régence, a vécu presque toute sa vie sous le règne de Louis XV et ses constantes et innombrables fêtes. Oui, quand il a commencé sa carrière, au tournant des années 1750, le libertinage était dominant. Mais quand il l'a terminée, il y avait eu une revalorisation du lien conjugal et le libertinage était considéré comme une tare de l’Ancien Régime. Dorénavant les mœurs étaient robustes et sévères, les costumes couvrants, les cheveux retenus et attachés en chignon, les intérieurs bourgeois, les actes notariés et les fiancées, timides.
En 1781, le peintre Carmontelle déclare: «Un peuple sage et libre est bien rebuté des minauderies de Boucher, des polissonneries de Fragonard. Les nez retroussés, l’indécence, tout cela fatigue à la longue.»
A la mort de Véri, lors de la vente aux enchères de sa collection, L’Adoration des bergers monte à 9'500 livres alors que Le Verrou n’en obtient que 3'950. Eh oui, en 1785, l’époque n’était plus au libertinage mais à la vertu révolutionnaire. Néanmoins, une version gravée allait connaître une très large diffusion dans tout le royaume de France et par là même être portée à la connaissance d’un public élargi.
Après 1789, Le Verrou dans sa version en estampe, ainsi que d’autres œuvres de Fragonard sont dénoncées. Mais Jacques-Louis David, le peintre officiel du nouveau régime, se porte garant de la moralité de notre artiste et écrit au ministre de l’Intérieur: «Fragonard est bien connu par ses talents, mais ce que l’on ne connaît pas, ce sont ses mœurs, celles de sa respectable famille.»
Fragonard habite et travaille au Louvre depuis 1765. Dans l’un des 26 logements disponibles. Lieu vivant et singulier où se mêlent vie publique et vie privée. La sienne est paisible et harmonieuse. Formé chez Chardin, puis chez Boucher, ayant remporté à 20 ans le Grand Prix de l’Académie royale, ayant passé six années à l’Académie de France de Rome, à son retour à Paris, ayant été admis à l’Académie royale et ayant donc obtenu l’un des 26 logements-atelier du Louvre, il ne fréquente pas les soirées mondaines et y vit avec sa femme, sa fille et sa belle-sœur.
Le Louvre
Un monde s’achève, un autre commence. Et grâce à l’appui de David, Fragonard va devenir l’un des principaux responsables du Louvre, le nouveau musée né en 1793. Il en sera le gardien et il y consacrera tout son temps.
Le 1er avril 1805, Napoléon signe un décret qui ordonne à tous les artistes habitant le Louvre de quitter l’ancienne demeure royale. Fragonard y travaillait, y vivait, y peignait depuis 40 ans. Il meurt l’année suivante, le 22 août 1806, à soixante-quatorze ans.
La nouvelle passe inaperçue.
Il est vrai que la renommée de la toile Le Verrou, comme celle de son auteur, a fluctué avec le temps. Mais cette œuvre fait globalement partie de l'inconscient collectif français. Elle est une représentation de la frivolité d'une société prête à s'écrouler; tout en restant l'incarnation de la passion amoureuse.
Il faudra attendre les frères Goncourt pour que Fragonard et Le Verrou, «ce groupe enlacé d’ardeur et de faiblesse», «cet homme qui enveloppe d’un regard de désir la femme éperdue, le visage renversé», soient à nouveau louangés.
Ensuite, au cours du XXème siècle, se créera à nouveau une grande passion pour Fragonard. Les expositions internationales, les rétrospectives à son sujet, les travaux critiques se multiplieront et Le Verrou deviendra l’une des œuvres phares du Louvre. Va-t-il éternellement le rester?
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Lore 03.03.2023 | 06h16
«Merci pour cette lecture éclairante.
Que pensez-vous du film « Elle » ?
Pas simple de se mettre à la place des jeunes aujourd’hui qui se battent pour plus d’équité et de respect dans les relations entre les hommes et les femmes. Et dire que nous ne saurons jamais la véritable évolution à long terme puisque nous aurons, pour ma génération des années 60, disparus depuis. J’opte pour une attitude confiante quant à l’évolution saine du débat qui émergera au fil du temps.
« You realize that nothing is as clear and simple as it appears. Ultimately, knowledge is paralyzing » Tiré de la bande dessinée Calvin et Hobbes.
»
@Lucie Faure 03.03.2023 | 18h11
«Le grand historien d'art Daniel Arasse, dans son ouvrage "Le détail" (Flammarion, 2008) se livre à une analyse fine du tableau de Fragonard. Il attache une grande importance à la représentation du lit, qui lui paraît indiquer qu'on n'est pas "avant" mais "après"... Je partage cette opinion, que conforte à mon avis la tenue du garçon, en sous-vêtements et pieds nus. Est-on sûr qu'il pousse le verrou ? Ne cherche-t-il pas au contraire à ouvrir la porte et son amoureuse, à le retenir ? Une oeuvre d'art ne révèle pas forcément son secret... et on aurait tort de céder à l'obsession contemporaine du viol pour voir dans cette toile une image de la brutalité masculine.»