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Culture


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Le cinéaste dissident russe Kirill Serebrennikov fait ses adieux à son pays avec «La Femme de Tchaïkovski», sur le mariage impossible entre une exaltée et un génie homosexuel. Un film lui-même bancal, paradoxalement imaginé sans goût particulier pour la musique du compositeur.



Il n'y a pas que Hollywood qui produit des films d'auteur indigestes, comme dernièrement Babylon de Damien Chazelle ou Bardo d'Alejandro Gonzalez Iñarritu. La Russie aussi est une vieille habituée du genre, déjà à l'époque soviétique. En fait, la règle pourrait bien être universelle: donnez une carte blanche à un cinéaste fêté et il y a une forte probabilité que, hors de tout contrôle, il vous livre un film qui ne se soucie plus assez du public. C'est en tout cas l'impression qu'on a eu en découvrant La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov, dont on avait pourtant adoré Leto (2018) et encore admiré La Fièvre de Petrov (2021), autant de films présentés en compétition au Festival de Cannes.

Pour rappel, Serebrennikov est ce metteur en scène de théâtre, de cinéma et d'opéra devenu une épine dans le pied de Vladmir Poutine: trop critique, trop ouvertement gay, trop apprécié en Occident. Après des accusations de détournement de fonds publics qui lui ont valu deux ans d'assignation à résidence et une condamnation avec sursis, sans jamais que ces mesures ne parviennent à le réduire au silence, il a fini par prendre le large après l'invasion de l'Ukraine. Avant de s'établir à Berlin, il a encore réussi à réaliser en Russie ce «grand film russe» sur Tchaïkovski dont il rêvait depuis une dizaine d'années. Le projet aurait-il évolué? Toujours est-il que c'est devenu La Femme de Tchaïkovski, un film où le musicien lui-même ne tient plus que le second rôle tandis que sa musique fait à peine de la figuration.

Folie amoureuse

Nous voici donc en Russie en 1873, l'année où Antonina Milioukova (Alena Mikhaïlova), une jeune femme de bonne famille qui étudie mollement la musique, pose pour la première fois ses yeux sur Piotr Ilitch Tchaïkovski (Odin Lund Biron), compositeur déjà trentenaire et reconnu quoique encore célibataire. Et pour cause, il est homosexuel. Mais cela ne se sait ou ne se dit pas. A partir de là, la chronologie devient déjà un peu floue. Elle lui écrit une lettre d'amour enflammée et il consent à une première entrevue, il bat en retraite mais elle insiste. Pour finir, il cède et l'épouse en 1877, soit dans l'idée de faire taire les rumeurs, soit intéressé par sa dot qui pourrait résoudre quelques soucis financiers. C'est le début d'une brève union de quelques mois que le compositeur traînera comme un boulet jusqu'à sa mort en 1893.

Envisagé du point de vue d'Antonina, le récit n'en est pas moins celui d'une inexorable descente dans la folie. Dès la cristallisation de son amour in absentia, l'affaire est entendue. L'actrice au visage splendide a beau avoir tout d'une jeune fille romantique, la décision irrévocable d'Antonina fait déjà peur. De son côté, Tchaïkovski ne lui promet prudemment qu'un «amour paisible» tandis qu'il se consacrera à sa musique. Une fois marié, il se dérobe à tout contact physique et déprime de ne pas avancer sur son opéra Eugène Onéguine. Le drame est inévitable. Mais le pire advient après qu'Antonina a découvert le pot aux roses par une belle-sœur: malgré les conseils de proches et quelques amants pour tromper l'ennui, elle refusera obstinément le divorce pour rester à jamais «la femme de Tchaïkovski», jusqu'à finir ses jours dans l'indigence et même un asile d'aliénés. Après leur séparation, elle ne croisera plus jamais son mari... sinon dans deux scènes apocryphes imaginées par le cinéaste.

Un Auteur en roue libre

Si l'on peut aujourd'hui penser que tant le compositeur que son épouse ont été les victimes d'une société patriarcale incapable d'envisager l'homosexualité et l'indépendance féminine, ce n'est pas vraiment la thèse du cinéaste. Antonina n'apparaît ainsi guère que victime d'elle-même, sa fixation d'autant plus incompréhensible qu'on ne lui décèle même pas de goût sérieux pour la musique. Quant à Tchaïkovski, toujours à faire sa chochotte et incarné par un acteur falot, il n'a guère plus de circonstances atténuantes. Dès lors, tout le scénario ressemble à une sorte de farce macabre déguisée en grand «film d'art russe». En l'occurrence un film d'époque costumé, lumière blafarde Mosfilm verdâtre ou jaune chandelle, réalisé en longs plans-séquences virtuoses à grand renfort de mouvements à la steadycam. Bref, c'est souvent très beau, mais aussi de plus en plus décousu et frustrant.

Réels ou non, les sentiments d'Antonina se transforment vite en dépit amoureux et même en hypocrisie caractérisée, puis en délire pur et simple selon une vision assez misogyne. Bon prince, Serebrennikov imagine sans doute se ratrapper par une scène purement fantasmée qui lui offre à choisir entre plusieurs superbes gigolos dénudés. Las! Déjà bien long et étouffant, à l'évidence tourné à 99% en studio (l'unique échappée dans la nature reste sans suite), le film vire encore au grotesque avec un final qui alterne entre le rêve kitschissime d'une famille idéalisée et un cauchemar dansé regorgeant d'hommes à poil bodybuildés d'aujourd'hui. Où il apparaît surtout que le corps fluet d'Antonina n'a jamais intéressé un instant notre Auteur (surtout pas dans la scène qui la voit s'offrir à un Tchaïkovski horrifié) et que ce dernier confond décidément son plaisir et celui du public. Pour le fameux supplément d'âme russe, on repassera.

En comparaison, le biopic The Music Lovers de l'indiscipliné Ken Russell (1971, avec Richard Chamberlain et Glenda Jackson) paraît un modèle de retenue artistique! Surtout, ce film-là était mû par une réelle passion pour la musique de Tchaïkovski, largement utilisée dans la bande-son. Alors qu'ici, elle doit le plus souvent laisser la place à une partition originale signée Daniil Orlov, pas franchement mémorable. Décidément, Serebrennikov était plus inspiré quant il nous racontait en noir et blanc l'histoire du chanteur de rock Viktor Tsoï, leader du groupe Kino au temps de la perestroïka. Là, tout vibrait à l'unisson: musique, politique et désir, pour le plus beau cinéma possible.


«La Femme de Tchaïkovski (Zhena Chaikovskogo / Tchaikovsky's Wife», de Kirill Serebrennikov (Russie - France, 2022), avec Alena Mikhaïlova, Odin Lund Biron, Nikita Elenev, Filipp Avdeev, Ekaterina Ermishina, Miron Fedorov. 2h23

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Apitoyou 17.02.2023 | 07h44

«Woah ! Ça fait plaisir de lire une telle critique , j’ai presque (plutôt pas ) envie d’aller voir ce film. »


@rogeroge 22.02.2023 | 23h40

«Excellente critique. Le film est en effet peu ou prou casse-noisette. Au propre. Sa musique mériterait d'être beaucoup plus présente l'intrigue du film s'y prêtant pourtant bien. Chez Tchaikovski, le romantisme est pourtant bien présent, que ce soit dans son sublime concerto pour violon ou dans 'sa' cinquième. De quoi sublimer un amour impossible.
Merci Norbert Creutz.»


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