Culture / Au nom d'Allah ou de l'Etat égyptien
Produit par des Européens et filmé en Turquie, «La Conspiration du Caire» de Tarik Saleh dénonce le manque d'étanchéité entre pouvoir spirituel et pouvoir laïc en Egypte. Prix du scénario à Cannes, une sorte de thriller d'espionnage un peu trop calibré mais qui jette une lumière inédite sur le pays.
De manière assez frappante, après des décennies à favoriser l'Extrême-Orient, le Festival de Cannes a pour la première fois fait pencher la balance du côté du Moyen-Orient dans sa sélection officielle de 2022. Pourtant, parmi les trois films retenus en compétition, deux étaient officiellement... scandinaves! Après Les Nuits de Masshad (Holy Spider) de l'Iranien établi au Danemark Ali Abbasi, brûlot anti-mollahs tourné en Jordanie dont nous avons déjà traité ici, voici donc La Conspiration du Caire (Boy from Heaven) de Tarik Saleh, cinéaste suédois de mère et égyptien de père. Un film à peine moins frappant dans lequel l'auteur, persona non grata en Egypte après en avoir dénoncé la corruption généralisée dans Le Caire confidentiel (The Nile Hilton Incident, 2017), s'attaque cette fois aux liens troubles entre pouvoir spirituel et temporel. Avec la bénédiction de la Turquie, où l'essentiel du film a été tourné, et de l'Europe, qui l'a financé.
C'est dire si la géopolitique derrière ces films est complexe, mais aussi qu'il vaut mieux les prendre avec des pincettes. Que vaut en effet le regard de ce cinéaste né et élevé en Suède, qui dirige des acteurs pour l'essentiel palestiniens et libanais en Turquie, pour figurer une réalité égyptienne? Difficile à dire au-delà d'une réelle habileté à nous embarquer dans son récit – même passablement familier – situé dans un cadre inédit. A condition de ne pas confondre cette fiction, que son auteur admet inspirée de sa lecture du Nom de la Rose, avec un documentaire, La Conspiration du Caire vaut le détour.
D'étudiant à indic
On y suit «l'éducation», ou plutôt la perte d'innocence, d'un modeste fils de pêcheur qui a reçu une bourse pour aller étudier à la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre de l’Islam sunnite. L'arrivée d'Adam (Tawfeek Barhom) coïncide avec le mort soudaine du Grand Imam qui dirigeait l’institution, le jour de la rentrée. Sans bien comprendre ce qui lui arrive, le jeune homme va dès lors se retrouver au cœur d’une lutte de pouvoir implacable. En effet, les militaires à la tête de l'Etat désirent placer un homme lige à ce poste clé, étant donné que cet imam nommé en vie est en quelque sorte l’autorité religieuse suprême. Suite à l'assassinat de leur indicateur au sein de l'université, Adam va être choisi pour le remplacer. Grand manipulateur en chef qui se promène toujours en civil, un certain colonel Ibrahim (Fares Fares) saura lui faire une offre qui ne se refuse pas.
Se plaçant auprès de plusieurs figures clé de l’université, Adam est bientôt plus occupé par ses fonctions d'espion que par ses études. Il s'agit d'abord d'infiltrer un groupe de salafistes, soupçonnés de comploter. Puis tout se complique dès lors qu'il s'agit d'écarter celui qui serait pourtant le meilleur candidat à la succession, un imam aveugle plein de sagesse, au profit du favori de l'Etat. De son côté, le colonel Ibrahim est en butte à son supérieur hiérarchique Sohby, un jeune arriviste aux méthodes expéditives qui cherche surout les faveurs du général-en-chef Al-Sakran (Mohammad Bakri)...
Le règne de l'hypocrisie
Comme Adam, on s'y perd un peu dans ce récit labyrinthique, où chaque porte semble cacher une nouvelle donnée de l'équation. Jusqu'à un certain point, c'est aussi intéressant qu'excitant. Puis on commence à se rendre compte d'une certaine monotonie de ton: un travail insuffisant à l'image, qui s'installe vite dans une certaine grisaille, une alternance systématique entre certains lieux (cour et mosquée de l'école contre café «à l'occidentale» pour les rencontre discrètes entre Adam et Ibrahim) et pour finir un rythme trop uniforme. Parmi les rares scènes qui se dégagent vraiment, on retient celle d'un concours de psalmodie, où s'opposent l'austérité des salafistes et le talent musical d'un étudiant pas forcément moins croyant.
C'est d'ailleurs sur ce thème de l'hypocrisie, présente tant du côté religieux que du côté étatique, que le film finit par se concentrer. Ainsi, l'imam préféré par le pouvoir cache une vie privée pas vraiment irréprochable, ce qui pourrait mettre le pouvoir dans l'embarras (et nous vaut d'apercevoir enfin une femme dans ce récit presque 100% masculin, milieu oblige). A l'inverse, cette crapule d'Ibrahim va se révéler moins cynique que prévu. Mais là, on a quelque peine à y croire. Instrumentalisé par les uns et par les autres, Adam parviendra-t-il à s'extirper d'une aussi sale posture? «Qu'as-tu appris?», lui demande l'imam de son village à son retour, une question qui résonne joliment.
Difficile pourtant de se sentir pleinement impliqué dans toute cette histoire, faute d'une mise en scène et d'une interprétation plus nuancées. A l'arrivée, reste aussi le sentiment que le cinéaste ménage un peu la chèvre et le chou. Pour ne fâcher personne et au risque de signer un simple divertissement? Sur la brutalité du régime, la non-uniformité de l'Islam et l'usage très discutable de la religion par ceux qui ne s'intéressent au fond qu'au pouvoir (coyants comme mécréants), La Conspiration du Caire a au moins le mérite d'une certaine clarté. Ce n'était sans doute déjà pas si évident. Cinéaste de 50 ans qui a débuté comme graffeur avant de passer par l'animation et le documentaire engagé, Tarik Saleh n'a donc pas volé son prix du scénario à Cannes. Mais c'est aussi le seul auquel son film pouvait prétendre.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Chan clear 10.11.2022 | 13h26
«Vu et en effet, une peu confuse sur la fin donc relu votre résumé afin de bien comprendre les subtilités finales. On se dit pauvre Adam pris à son insu dans ce traquenard.
Images impressionnantes des prières etc….Pour avoir beaucoup voyagé en Afrique, c’était toujours impressionnant de voir tous ces hommes faire la prière en même temps et au même rythme, bon, nous ne sommes pas trop dépaysés car en passant devant le centre culturel musulman de Prilly on les voit aussi.»