Culture / Pieter de Hooch, peintre à l’infinitif
Le XVIIème siècle est celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise. A cette époque, dit-on, dans cette république calviniste, cette toute première démocratie capitaliste, chaque Hollandais possédait au moins un tableau chez lui. D’où l’incroyable développement d’un marché de l’art déjà spéculatif, commerce de luxe pour un mercantilisme triomphant et l’arrivée massive d’une nouvelle sorte de tableaux, ceux dans lesquels, comme chez Pieter de Hooch, il ne se passe rien.
Ces tableaux-là sont remplis de pavements astiqués, d’armoires pleines de linge plié et parfumé, de jardins tirés au cordeau, d’arrière-cours propres en ordre. Pas d’émotion, pas d’histoire, tout au plus un vague sourire, ce qui importe, ce qui compte, c’est de bien garder ses distances. Aucune promiscuité. Jamais de familiarité!
Le salut, la grâce
La petite bourgeoisie d’affaire était l’armature de cette république hollandaise qui hébergeait le marrane Spinoza et qui accueillit le rationnel Descartes. Le salut catholique dépend des œuvres, de ce que nous faisons, le salut réformé dépend de ce que l’on est, ce salut est un bien immérité, une grâce. A partir de cela la question du mode de vie, c'est-à-dire de la quotidienneté de nos actes, devient absolument essentielle. Etre calviniste, c’est croire en la prédestination, ce qui implique le fait que, lorsque l’on est peintre, on ne représente que ce que la nature offre aux yeux, qu’on montre le monde sans vraiment en privilégier une partie plutôt qu'une autre.
Pieter de Hooch est né en 1629 et mort vers 1684. Il appartient donc à cette constellation totalement unique de peintres hollandais, Vermeer, Rembrandt, Franz Hals et compagnie, qui ont surgi et disparu à un moment unique de l’histoire des Provinces Unies, à ce moment où la Hollande se libérait de la domination de l’Empire espagnol. Mais alors que Rembrandt, par exemple, a fait fantasmer des dizaines d’auteurs de toutes nationalités, de toutes esthétiques, sensibilités et opinions politiques, de l’ultragauche aux nazis, personne n’a jamais songé à raconter la vie de Pieter de Hooch, nous apprend André Scala, l’auteur de cet essai. Eh oui, il a connu, comme son compatriote, Vermeer, une très, très longue période d’oubli complet. Pendant un siècle ou deux, on l’a considéré comme étant un pâle imitateur des grands maîtres qu’il avait croisés de ci de là. On possède aujourd’hui de lui 160 tableaux et pas un seul dessin. Cet essai nous apprend, entre autres, que s’il était grand coloriste, il n’était pas très doué en tant que dessinateur.
Peinture de genre
Ce peintre de genre représente, en toute simplicité sur ses toiles, des gens absolument comme tout le monde et ceci à destination d’un public de gens tout aussi absolument comme tout le monde. Oui, chez notre Calimero de la fortune critique, il n’y a jamais rien d’ostentatoire. Il peint ce que tout le monde voit, il peint comme si voir peignait, il est une tautologie, il peint pour peindre, il peint comme on astique un plancher, comme on plie des draps avant de les ranger dans une armoire. Il peint comme on travaille, il ne fait pas de l’art pour l’art, il gagne sa vie.
Delft
A l’époque, Delft comptait entre 25 et 30'000 habitants et avait la réputation d’être la ville la plus propre de Hollande. C’est là que de Hooch peint ses meilleures toiles. Netteté et dignité, réserve et imposante gravité, les vertus de membres locaux de la guilde de Saint-Luc sont également la marque de fabrique de son art.
Au milieu des pavements, carreaux, parquets et enfilades de colonnes latérales, dans les peintures de de Hooch règne une atmosphère, des habitudes, et il y vit comme une troupe de théâtre prise dans ses routines, pas d’histoire. Il y a toujours cette femme au nez un peu aquilin, un enfant palot, chafouin et un peu fripé et une jeune fille aux joues roses et pleine d’espoir dans la vie. Si à Harlem, où il est né, il était proche de la vie militaire et de ses trivialités, si à Amsterdam, où il finira ses jours, il était plus lié à la vie mondaine, peignait des scènes dites alors à la française, des concerts, des réunions, s’il y travaillait vite et à la commande, produisant une centaine d’œuvres dans cette période amstellodamoise, c’est à Delft qu’il fut le plus près de la vie quotidienne, le plus près de l’essence même de sa pratique.
L'espace
Un tableau de Pieter de Hooch se reconnaît à 25 mètres, nous assure André Scala. Il y a toujours quelque chose derrière, plus loin que ce que l’on croit, que ce l’on voit, un emboitement de cadres, une enfilade de pièces, des pièces qui donnent sur une cour qui donne sur un canal qui donne sur l’autre rive qui donne sur une maison dans laquelle il y a quelqu’un qui est en train de lire une lettre et qu’on aperçoit par une fenêtre entrouverte. Face à ces toiles, nous avons l’impression qu’il n’y a pas de surface, que nous sommes aspirés dans une infinie spirale et tous ceux qui se sont intéressés à lui, les Pierre Francastel et les Elie Faure, l’ont reconnu: qui contemple une peinture de Pieter de Hooch s’y retrouve aspiré, en est enveloppé avec l’impression qu’il y a plus d’espace que ce que l’on peut y voir et que toute vérité y est atmosphérique.
En outre, au-delà de ses variations géométriques, de Hooch aime aussi le jeu des couleurs, jeu qui leur gagne une indépendance vis-à-vis des choses. Il y a, par exemple, un thème assez courant chez lui: un verre rempli d’un liquide et tendu vers le soleil, motif purement optique, la lumière devenant spectacle, la couleur existant enfin en soi et pour soi, indépendamment de toute autre considération. Il trace des chemins de couleurs chaudes, de couleurs qui vont se vider, comme on vide un évier, dans du bleu, dans du froid, dans une dynamique éblouissante, vertigineuse, parsemée de lignes d’infini et ceci jusqu’au point où ces lignes finissent par s’infinir l’une l’autre.
Les corps
Chez de Hooch, les corps ne sont pas sculptés par l’action mais par ce qu’ils sont en train de voir, par les yeux, et il n’y a jamais de regard dirigé frontalement vers le spectateur mais plutôt à droite, à gauche, en oblique. On ne sait pas très bien ce que les personnages voient. Ils ont un regard totalement absent, distrait, les yeux dans le vague, dans le vide, un regard perdu. Ces regards donnent l’impression d’évaser le tableau vers nous, qu’entre nous et le tableau, il y a un espace et que cet espace n’est pas le nôtre. Maints de ses tableaux offrent une échappée sur une pièce voisine, un couloir, une cour ou un jardin, sont toujours à la recherche de ces fameux passages par des cadres, portes, porches, fenêtres et trouées, de plus en plus étroits dans le lointain.
On verra rarement chez lui, comme chez Vermeer, une dentellière attentive, concentrée sur son ouvrage. Si, malgré tout, il y a de l’attention, ce sera une attention sans concentration volontaire et qui ne se substitue pas à l’action — il aime montrer des actions qui nécessitent de l’immobilité: peser, viser, scruter, verser, tenir en équilibre, attendre… Lever son verre donc pour y contempler les effets de lumière. Et c’est comme cela que ce champion des arrière-cours offre une parcelle d’éternité dans l’instant qui passe, dans le momentané.
Le dimanche de la vie
Donc la population du pays des digues veut retrouver dans ses tableaux la coquette propreté de ses villes, de ses maisons, de ses meubles, de ses ustensiles familiers, y jouir de sa paix domestique, des parures honorables de ses femmes et de ses enfants, de l’éclat si fameux de ses fêtes municipales, écrit Hegel, qui dit aussi de la peinture hollandaise qu’elle est l’éternel dimanche de la vie et que ce peuple contemplatif, avec son amour pour les choses en apparence si insignifiantes et la fraîcheur toujours en éveil de son œil et l’immersion concentrée de l’âme toute entière en ce qu’il y a de plus clos et de plus limité, pratique une peinture où s’allie, en même temps, la plus haute liberté de composition et la conscience infiniment scrupuleuse de l’exécution.
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