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Dans son dernier essai, «Notre joie», François Bégaudeau, qui se situe politiquement très à gauche, relate sa rencontre avec un jeune identitaire. L’occasion pour lui d’affirmer et d’expliquer comment «les extrêmes ne se rejoignent pas», de revenir sur sa définition de la bourgeoisie et du capitalisme, d’expliquer ce qui différencie la politique et les affects.



Son précédent essai, Histoire de ta bêtise, dressait en 2019 un portrait critique et insolent d’une classe sociale, la bourgeoisie, et plus particulièrement de sa variante de gauche. Cinquante mille exemplaires vendus  ̶  et un roman  ̶  plus tard, François Bégaudeau revient avec Notre joie, un nouvel essai provoqué, dialectiquement, par le précédent.

«Un soir de septembre à Lyon, j’ai pu vérifier que l’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami.» A la sortie d’une réunion publique où l’auteur était venu parler d’Histoire de ta bêtise, il est accosté par un jeune homme qui lui déclare être un de ses fans, avoir adoré le livre, en relire des passages tous les soirs. C’est certes excessif, mais ce n’est pas cela qui interpelle François Bégaudeau. Ce fan, désigné dans le livre par l’initial de son prénom, M., se révèle être politiquement d’extrême droite, c’est-à-dire tout à fait à l’opposé des positions de l’auteur. Comme celui-ci n’est pas un idéologue, qu’il connaît l’intérêt de la contradiction, il va passer une partie de la nuit à boire de la bière et à discuter avec M. et quelques-uns de ses copains. «Je ne vois pas plus d’indignité à discuter avec un raciste qu’avec un libéral revendiqué. A la fois parce que la distinction entre eux n’est pas si nette et parce que je sais hélas trop bien que discuter n’engage à rien.»

Il n’empêche, le récit de cette confrontation intellectuel permet à François Bégaudeau de clarifier un certain nombre de points, de redéfinir le cadre dans lequel il entend débattre.

Pensée marxiste et spectacle de la contradiction

Lors de la parution d’Histoire de ta bêtise, il a été invité sur de nombreux plateaux de télévision. Les échanges avec ses contradicteurs ont souvent été énervés. Eux lui reprochant de stigmatiser la bourgeoisie, lui cherchant toujours à replacer les choses dans ce qu’il désigne comme le réel: les rapports de domination au sein d’une société où la place et la fonction dans le système de production sont déterminantes. François Bégaudeau est marxiste.   

Ces confrontations ont beaucoup été relayées sur les réseaux sociaux. Souvent par extraits et non dans leur entier. La mode est en effet aux vidéos de quelques minutes ne montrant que les moments spectaculairement conflictuels d’une rencontre ou d’une émission. C’est comme sur une plateforme pornographique, on veut juste voir le climax: Machin clashe Machin. C’est peut-être distrayant mais ça ne fait ni un débat ni une réflexion. Parlant de l’internet où M. passe le plus clair de son temps, Bégaudeau observe: «Les idées y sont partout, déversées en flux tendu. Les idées sur les idées. L’homme qui a vu la camionnette du voisin du dentiste de la sœur de l’homme qui a vu l’ours répond à l’homme qui a vu le dentiste de l’ours du voisin de l’homme de la camionnette qui a vu la sœur. L’étique contenu de départ est sitôt recouvert par son commentaire sitôt commenté. Sur Facebook je ne découvre pas un fait mais un propos qui provoque un post qu’un journaliste découvre et relaie sur son compte Twitter suivi par un collègue qui le rapportera sur le plateau de LCI où il tient chronique. Elle suscite le commentaire de ses compagnons de plateau, qui sont journalistes, politologues, politiques, avocats, chanteurs, ex-tennismen. Certains se font appeler consultants, mais tous le sont. Tous consultent. Tous examinent une opinion et sur elle rendent un avis, l’œil rivé sur leur Smartphone posé à plat sur le desk.» Effectivement, on peut trouver ça distrayant.

L’illusion identitaire

Comme il lui a été souvent reproché de faire le jeu de l’extrême droite en critiquant la bourgeoisie, voire d’en faire partie lui-même, selon le principe que le rouge et le brun vont bien ensemble et que les extrêmes finissent toujours par se rejoindre, François Bégaudeau profite de sa longue discussion avec M., «jeune soralien», pour démontrer le fossé qui le sépare des idées, par exemple, d’Alain Soral ou d’Eric Zemmour. Notamment sur l’identité raciale, culturelle ou nationale, ou sur la tradition. «L’identité veut du semblable, le réel par nature dissemble. (…) L’identité ne peut donc exister que dans le vase clos d’une langue qui, noyant le réel dans le brouillard qu’elle diffuse, congédie la dissemblance.» «L’hymne ne célèbre pas la patrie, il la crée.» «Pour être raciste, pour du moins ériger le racisme en politique, il faut croire à des Père Noël comme la race, comme la communauté nationale, comme la nécessité de la préserver.» Et encore: «Sur tous les plateaux, Finkielkraut dispense une analyse sociale sans société, une analyse historique sans histoire, en somme une analyse sans analyse. Mimant la pensée critique dont ils refusent les conséquences politiques, les autoridentitaires gardent la critique et virent la pensée. Soustrayez la pensée à la critique, il reste la déploration. La critique est un mode de saisie du réel, la déploration est une humeur.»

Critique du capitalisme

C’est surtout par sa critique radicale du capitalisme que François Bégaudeau fait la différence. Capitalisme, bourgeoisie, patron, travailleur, lutte des classes, exploitation… Non seulement ces mots ont été petit à petit retirés du champ lexical, mais ce qu’ils représentent concrètement est également masqué au profit d’une idée de fatalité quasi surnaturelle. «La mondialisation n’est pas une malédiction mais un processus qui a ses agents humains et structurels, ses étapes, sa praxis.» «La joue n’est pas la cause de la gifle, la consommation n’est pas la cause du commerce. C’est le commerçant qui en marchandisant les choses crée des consommateurs.» «Placer le consumérisme en début de chaîne, c’est mettre les idées avant les bœufs.» «Le capital n’a pas de définition arrêtée du permis et du prohibé. Est permis ce qui le sert, prohibé ce qui le dessert. Piller l’uranium de l’Afrique est permis puisque cela sert nos intérêts – souverains.» «L’Europe n’a pas supprimé la guerre, elle l’a délocalisée. Elle la sous-traite à des gouvernements locaux, à des boîtes de sécurité, à des mafias locales, des mercenaires, des trafiquants à tête d’imam. La guerre, elle la fait toujours, de loin, l’air de rien, l’air de ne pas y toucher…»

Limites de l’affect et définition de la politique

On peut ne pas être d’accord avec tout ce que dit et pense François Bégaudeau. On peut le critiquer, amener des contre-arguments. Mais souvent le malentendu vient du fait qu’il fonde sa réflexion sur l’observation de faits plutôt que sur l’affect. Ce n’est pas un idéaliste. Il considère que les affects ne définissent pas les camps dans la lutte des classes. La colère est tout autant bourgeoise que prolétarienne. L’indignation tout autant du côté des exploités que des exploitants. «Tant de gens se croient contestataires et ne sont que de mauvaise humeur. La mauvaise humeur ne produit pas de la politique mais des monologues.» «S’indigner d’une injustice est plaisant car cela vous met du côté des justes. Quel bonheur que ce malheur qui m’offre une bonne cause. L’indigné ment parce qu’il dissimule sa jouissance d’être du bon côté.»

François Bégaudeau s’intéresse à la pratique, à la politique. «L’indignation est morale et donc elle n’est pas politique (…) Refroidie, la colère détourne ses flèches des personnes vers les structures.» «L’adversaire, je ne lui veux aucun mal, je veux qu’il arrête de m’emmerder. Ce n’est pas son existence qui me révolte, mais comment elle grève la mienne. C’est par refroidissement de la colère que l’ennemi se transforme chimiquement en adversaire, l’envie de meurtre en énergie politique, l’indignation en pensée.» «La politique naît avec l’interdépendance d’individus; si mon sort dépend du tien je suis fondé à me mêler de ton sort et toi du mien. Dès lors nous délibérons sur l’organisation de cet espace commun.» Voilà qui est simple. Mais qui n’arrange effectivement pas celles et ceux qui préfèrent les affects et leur mise en scène. Celles et ceux qui préfèrent la confusion, parce qu’elle sert leurs intérêts ou leurs névroses.

«Cette confusion entre opinion et situation, le marxisme l’appelle fausse conscience. Prolétaire n’est pas une identité, reconnaissable à des traits constants qu’il s’agirait de louer (bonté, bon sens, décence, humilité, maroilles) ou gronder (vulgarité, homophobie, alcool, maroilles). Prolétaire est une situation, une situation sociale, et la position de faiblesse dans cette situation.» Pour Bégaudeau, par exemple, les femmes ne sont ainsi pas le sexe faible, mais le sexe socialement faible. Cela change tout.

La joie de vivre

A la fin du livre, François Bégaudeau se fait lyrique pour définir son camp, à l’ultra gauche du champ politique. «Nous n’attendons pas la mansuétude de la bourgeoisie comme un condamné attend une grâce présidentielle. Nous n’attendons rien d’eux et tout de nous.» Et il dresse une longue liste de «ce que nous avons pu», du programme de la Commune de Paris jusqu’aux «conseils de bon gouvernement au Chiapas», en passant par les communes de Kronstadt et d’Ukraine. «Le libéralisme postule l’individu, nous le fabriquons. (…) L’individu est un horizon, jamais une réalité. Le corps jamais ne se disjoint d’un corps social qui le conditionne, forme, agit, stimule, vivifie, accable, augmente, restreint. Tout juste peut-il œuvrer, politiquement, collectivement, à la formation d’un corps social qui lui convienne mieux.»

«Ma sensibilité politique se forge dans l’attention à la vie sensible hébergée par mon corps et par d’autres corps. C’est sur la base des effets sensibles qu’elle a sur des individus que nous entreprenons de modifier une situation sociale. De ce point de vue, concret, renseigné, déniaisé, dépris des fables dominantes, l’effort d’émancipation est un individualisme.»

Et la joie? «Toute joie est de vivre, et ce n’est qu’en soi que la vie s’éprouve. Toute joie est joie d’être ce soi dans lequel la joie s’actualise.»

La pensée de François Bégaudeau est un mouvement.



«Notre joie», François Bégaudeau, Editions Pauvert, 324 pages     

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