Culture / Metin Arditi et Richard Ford, ces grands orphelins
Les écrivains Metin Arditi et Richard Ford livrent chacun un récit poignant sur leur père disparu. A lire en regardant les pères jouer avec leurs fils sur la plage.
Ils jouent au ballon sur les plages, les pères et les fils. Ils improvisent des matches de foot devant la tente de camping, se défient à la course, vont chercher ensemble les croissants le matin. L’été est la saison des pères et des fils. Et donc le moment parfait pour se plonger, avant la déferlante des romans de la rentrée littéraire, dans deux récits de pères et de fils, «Mon père sur mes épaules» du Suisse Metin Arditi et «Entre eux» de l’Américain Richard. Deux récits beaux et poignants qui ont beaucoup en commun.
A commencer par l’absence du père, pour des raisons différentes. Parker Ford meurt d’une crise cardiaque à leur domicile de Jackson dans le Mississippi lorsque Richard a 16 ans. Avant, il était voyageur de commerce, toujours sur les routes, tournant dans sa Ford les sept Etats du sud toute la semaine. Edna, la mère, élève seule le fils. Du coup, le fils est constamment «en attente» de ce père qui ressemble à une ombre – «une présence lointaine (...) comme des îlots dans un océan d’absence». Même attente dans ce quartier du Günesh à Istanbul où Metin Arditi passe sa petite enfance et où tout tourne autour de la figure de son père, homme d’affaire constamment en voyage, sépharade germanophoe grandi à Vienne, héros d’une famille juive cosmopolite, en attente de ce qu’il dirait, penserait, ferait, apprécierait ou pas. Puis même attente, plus douloureuse, plus longue, dans cet internat de Suisse où son père l’envoie le lendemain de l’anniversaire de ses sept ans parce que le règlement de l’école précisait: «sept ans révolus». Onze années durant lesquelles le fils ne reviendra qu’une fois chez lui, onze années à ne voir son père que trois ou quatre fois par année pendant quelques heures, onze année de solitude extrême et blessée.
Les comptes ne sont pas soldés
Et même quand le père est présent, il se révèle inadéquat, inattentif, décevant. C’est vers sa femme que le père de Richard Ford se précipite, faisant vaguement sentir à Richard, né lorsque ses parents ne s’attendaient plus à le devenir, vivant jusque là dans une osmose autarcique, qu’il est de trop dans leur bonheur. «Sur la touche», voilà ce qu’il ressent face au père. Il ne se souvient pas d’avoir eu une discussion avec lui, ou qu’un jour son père lui ait demandé ce qui lui «passait par la tête». Son dernier souvenir, c’est cette guitare que son père lui offre pour ses 16 ans, juste avant sa mort en 1960.
Des rares visites que son père lui rend à l’internat de Paudex dans le canton de Vaud, Metin Arditi garde le souvenir cuisant du maigre sourire condescendant qu’il lui accorde après une pièce de théâtre dans laquelle il joue, d’une partie de poker refusée sous prétexte que de toute manière, il perdra, ou de la lettre «terrible et culpabilisatrice» qu’il reçoit un mardi de ses 16 ans parce qu’un dimanche, il est allé au cinéma avec une petite amie.
L’enfance finie, et qu’eux-mêmes sont devenus grands, et pères, voire grands-pères, Metin Arditi et Richard Ford doivent se rendre à l’évidence: les comptes ne sont pas soldés. La réconciliation n’a pas eu lieu. En lieu et place, ce qu’ils découvrent dans leur cœur, c’est le manque, toujours, doublé d’une colère qu’ils ne soupçonnaient pas.
Coup de poignard
Jusqu’à peu, Metin Arditi pensait à son père, mort il y a vingt ans, avec «tendresse , certain d’avoir eu un «père épatant». Et puis les souvenirs se sont métamorphosés, certains l’ont même «épouvantés». Il a compris qu’il avait triché tout ce temps, joué de livre en livre avec d’aimables souvenirs, ne les affrontant pas mais les déplaçant avec astuce. Durant toute sa vie, Metin a pris la défense de son père lorsque les gens lui demandaient «Comment vos parents ont-ils pu? Si petit...» Aujourd’hui, il doute. «Fallait-il m’expédier à deux mille kilomètres d’Istanbul, dans un collège où, durant onze années, en mois des mois d’école, j’allais passer les vacances de Noël, de Pâques, et la moitié des vacances d’été? (...) N’y avait-il pas, chez toi, une parcelle de tendresse qui aurait pu te faire penser: «Mon fils qui n’a que sept ans, je le garde près de moi»? Et maman, dont on me séparait?»
En colère, il se souvient que beaucoup plus tard, son père est resté chez lui à «faire son courrier» alors que sa petite-fille de trois ans subissait une opération gravissime. En colère, il se souvient que cet homme pourtant de gauche «défendait l’indéfendable» en soutenant la politique d’occupation d’Israël en Palestine. En colère, il se souvient que la tabatière soit disant en or massif dont il entend parler toute son enfance, et dont il hérite à sa mort, s’avère être de piètre valeur et davantage le souvenir d’un voyage extraconjugal. En colère, il se remémore la grimace faite par son père lorsque Metin lui annonce qu’il est nommé professeur invité à l’EPFL, le coup de poignard ressenti alors qu’il attendait joie partagée et félicitations.
Des récits terrifiants et rassurants
Portés par deux voix contemporaines fortes et subtiles, ces deux récits sont à la fois terrifiants et rassurants. Terrifiants parce qu’ils montrent à quel point cette présence-absence du père, cette inadéquation, a marqué d’un impact durable la vie de leur fils. Rassurants parce que tant «Mon père sur mes épaules» qu’«Entre eux» prouvent qu’on ne la fait pas, aux enfants, finalement. Qu’un temps ils peuvent bien trouver normal de se sentir de trop, abandonné, rejeté par son père, ou jamais à la hauteur. Que le père reste admirable, forcément, puisque les autres l’admirent. Mais ce temps ne dure pas. Ça lâche, le petit corset intime de l’admiration, du devoir filial. Évidemment que les pères ont fait ce qu’ils ont pu. Eux-mêmes ont été des fils. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas permettre la colère. Et en lisant Metin Arditi, en lisant Richard Ford, on se dit qu’il est bon de lire des livres en colère – tonique, vivifiant, soulageant.
Ces deux fils de pères qui ont manqué sont devenus écrivains, chacun à son tour, chacun à son rythme. Est-ce les pères absents qui ont fait de Richard Ford et Metin Arditi des écrivains? Si son père avait eu une longévité normale, écrit Ford, «il est probable que je n’aurais jamais écrit une ligne, tant son influence m’en aurait empêché». Metin Arditi a fait des études d’ingénieur parce que son père le voulait. «J’ai passé ma vie à essayer de te faire plaisir. Et maintenant, que fais-je, encore, en écrivant? Les livres, c’est autre chose, m’avais-tu dit. Oui, tout autre chose. Au-dessus de tout.» Il en est conscient: si à 50 ans, il a abandonné une vie d’homme d’affaires pour l’écriture, «son immense difficulté et le risque permanent d’échec qui l’accompagne», c’est encore pour que son père «l’admire».
Au nom de tous les fils
Certes. Mais si Metin Arditi est devenu écrivain, c’est aussi pour écrire ce livre de colère et de règlement de compte autant que d’amour filial, pour voir son père «comme il était (...), d’une immense sagesse. Travailleur. Grand stratège. Mais aussi faible et lâche. Habile et manipulateur.» L’absent est un personnage qu’il est «dangereux d’oublier», reconnait Metin Arditi. Même leçon de sagesse de Richard Ford: «(...) Mieux nous savons voir nos parents sous toutes leurs facettes et tels que le monde les voit, plus nous avons de chance de voir le monde lui-même tel qu’il est.»
A la fin, à la toute fin de ce long voyage, à ce moment seulement, Metin Arditi peut «embrasser son père sur les deux mains» pour lui dire combien il lui est redevable de ses faiblesses, car «c’est sur elles» qu’il aura pu «construire sa vie». Au nom de tous les fils.
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