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Analyse

Analyse / La majorité des cantons ringardisée par les mauvais perdants

Jonas Follonier

7 décembre 2020

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Le refus de l’initiative «pour des entreprises responsables» ramène sur la table le problème de la double majorité. Ce système est-il encore pertinent aujourd’hui? La question pourrait être intéressante. Mais la manière dont elle s’invite dans le débat public laisse à désirer. Que la gauche se mette à parler de «tyrannie des minorités» alors que, d’habitude, elle tourne en ridicule tous ceux qui utilisent l’expression pour désigner les pro-déboulonnage des statues ou pro-écriture inclusive, voilà qui est contestable. Il est également intéressant de remettre en question l’opposition entre libéraux et conservateurs. Analyse à l’aune du passé et du présent.



La question est légitime en soi. Après tout, la règle de la double majorité – majorité de la population et majorité des cantons – pour l’acceptation des votations visant à modifier la Constitution peut être questionnée, comme toute règle. L’argument du manque de proportion de plus en plus marqué entre la taille des cantons et leur pouvoir de décision lors de ces scrutins est audible. Toutefois, ce qui ôte de la crédibilité à la discussion est le moment dans lequel elle s’inscrit ainsi que les protagonistes qui l’introduisent.

Mauvais perdants, donc mauvaise foi

Voilà que le 30 novembre dernier, l’initiative «Entreprises responsables» échoue au niveau de la majorité des cantons, alors que le peuple s’est prononcé pour dans sa majorité. Le jour des résultats, la gauche réagit déjà: c’est un scandale! La clause de la majorité des cantons pour l’acceptation d’une votation populaire doit être remise en question. Car, voyez-vous, le peuple suisse l’a acceptée! L’infantilité d’un Trump n’est pas loin. On a perdu, donc on dénonce le système – qu’on ne dénonçait pas, ou peu, jusque-là. Il est vrai que le précédent et premier cas de figure où une initiative populaire est rejetée par manque de majorité des cantons remonte à 1955. Sept arrêtés fédéraux et un référendum ont également été concernés depuis l’avènement de la Suisse moderne en 18481.

Précisons toutefois que la majorité du peuple brandie par les déçus du dernier verdict est faible: 50,7% des Suisses ont voté pour l’initiative. Ainsi, la votation a failli être refusée par les cantons et par la population. Cela plutôt que l’inverse, puisque à peine plus d’un tiers seulement des cantons ont dit «oui». Or, l’idée est justement que lorsque la volonté générale n’est pas clairement établie, en bref quand la population est très divisée, mieux vaut le statu quo qu’un changement. Telle est la première dose de bon sens contenue dans la clause de la majorité des cantons, une sorte de garde-fou pour déterminer la nécessité d’un changement constitutionnel. Un article constitutionnel étant inutile s’il n’est pas nécessaire.

Mais il y a mieux: ce n’est pas n’importe quel garde-fou institutionnel qui est attaqué aujourd’hui. La majorité des cantons n’est pas un concept arbitraire au même titre que pourrait l’être la majorité des blonds, la majorité des amateurs de jass ou la majorité des femmes. Elle participe d’une certaine idée de la Suisse, une Suisse comme fédération depuis la guerre du Sonderbund. Un régime pensé pour inclure dans la nation les Etats ruraux catholiques, perdants de la guerre civile à caractère sécessionniste.

En tant qu’Etat fédéral, la Suisse a une structure constitutionnelle qui, de fait, est ce qu’on appelle le fédéralisme. Pour apaiser les anciens conflits, mais aussi respecter les réalités locales et atteindre au mieux le consensus politique, les Etats fédéraux, nos cantons, ont une certaine souveraineté définie par la Constitution. Ils sont des corporations étatiques. De plus, l’existence du Conseil des Etats et la règle de la double majorité des cantons permettent d’éviter que les petits cantons soient dominés par les grands. C’est pourquoi une constitution suisse qui ne ferait plus l’objet d’un aval des cantons sonne a priori comme un oxymore. Une proposition constitutionnelle anticonstitutionnelle!

Pour une redéfinition du débat

Faut-il dénouer l’oxymore, délier le paradoxe en inventant de nouvelles formes de fédéralisme institutionnel et constitutionnel? Après tout, why not? Même quitte à redéfinir partiellement notre identité helvétique. Mais il faudra pour cela mieux délimiter les enjeux du débat. Des cantons conservateurs – le conseiller national vaudois PS Roger Nordman est allé jusqu’à twitter «réactionnaires» – qui empêcheraient toute réforme, toute idée libérale, progressiste: cette analyse de la situation, présente également dans les médias2, est un peu faiblarde.

En effet, qu’est-ce que le libéralisme à la suisse, englobant le radicalisme, sinon le mouvement intellectuel qui a façonné la Constitution de 1848, celle-là même qui définit la Suisse dans son article 1 comme composée du peuple et des cantons? Qu’est-ce que le libéralisme à la suisse, sinon une tradition républicaine ayant mis en place la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), le partage des pouvoirs (Etats, cantons, communes) et la tolérance à l’égard des catholiques conservateurs d’alors? Qu’est-ce que le libéralisme à la Suisse, sinon une conviction que notre Constitution n’est pas un fourre-tout et qu’elle doit être pensée avec prudence et pondération? Et qu’est-ce qu’un conservateur d’aujourd’hui, sinon un défenseur des institutions… bref, un libéral à la suisse?

On parle souvent des oppositions gauche/droite et libéralisme/conservatisme. Le présent débat se situe au niveau d’un autre clivage, celui entre modernes et post-modernes, entre protecteurs des institutions et fous du changement. Un vent centralisateur souffle sur les centres urbains, d’où sont issues les voix s’exprimant récemment pour la suppression de la majorité des cantons. Car il faut bien voir que derrière ce clivage politique grandit d’année en année un clivage géographique: les régions de montagne tremblent déjà devant ce qui s’apparente à un dictat des villes, aux sensibilités différentes des périphéries. La thématique de l’aménagement du territoire en témoigne, parmi d’autres sujets.

C’est la grande ironie de l’histoire que nous sommes en train de vivre. Les mêmes qui, d’ordinaire, raillent les théoriciens de la «tyrannie des minorités» s’agissant des pro-toilettes transgenre ou des pro-déboulonnage des statues ne semblent pas attachés à défendre les «minorités cantonales». D’ailleurs, c’est bien d’un système de double majorité – garant de la diversité des cantons – dont on parle. Mais la diversité est un mot que tout le monde utilise quand ça l’arrange. Et il se trouve que pour certains, les identités sexuelles ou ethniques, cela justifie tout, mais les cantons, entités reconnues dans la Constitution, c’est déjà old school. Si au moins le débat pouvait se poser en ces termes! Ce serait à coup sûr palpitant.


1 Chancellerie fédérale, «Objets rejetés par manque de majorité des cantons».

2 Voir par exemple l’éditorial de Vincent Bourquin dans Le Temps du 30 novembre 2020 ou l’interview de l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin au «19h30» du même jour.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Schmo 07.12.2020 | 11h14

«Très bon article. Il me semble judicieux de remettre l'église au milieu du village après les réactions frustrées des initiants que je partage. »


@Lagom 07.12.2020 | 15h41

«Cette majorité à 50,7% est de 37 mille voix ! 37 mille triple nationaux au moins qui ont voté OUI, Est-ce qu'il serait légitime qu'un naturalisé depuis quelques jours pèse autant qu'un ancien Conseiller fédéral qui vit dans la même maison où il a vu le jour il y a 75 ans à Martigny? (mon commentaire est provocateur pour la circonstance). Le débat que personne n'entame encore aujourd'hui; est-ce qu'une ONG étrangère de Soros a le droit de contribuer à la subvention de l'initiative. Très bon article !»


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