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Chronique / Ces Suisses qui ont migré et ont été des esclavagistes


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Au Surinam, David de Pury était un esclavagiste. Comme le furent, au Brésil, des migrants parti de Fribourg en 1818 et qui ne se sont pas privé, dans les plantations de café, de faire trimer pour eux des Africains achetés sur le marché aux esclaves de Rio de Janeiro.



Ça ne rate presque jamais. Quand le monde se grippe, quand on ne sait plus trop où donner de la tête, on se met à déboulonner les statues. Souvenez-vous quand Saddam Hussein a chuté de son piédestal à Bagdad en 2003. A la télé, on voyait la foule des Irakiens en liesse qui pensaient que l’Amérique venait de leur apporter la liberté. Ils ont un peu déchanté après, les Irakiens. Bon, là c’était la guerre, pas une juste crise. Ou bien, mais là c’est du cinéma, quand Theo Angelopoulos, dans son film «Le regard d’Ulysse», balade une statue géante de Lénine, couchée sur un chaland qui remonte le Danube en traçant neuf nouvelles frontières dans l’Est de l’Europe. C’était en 1995, le mur de Berlin était tombé il n’y avait pas si longtemps.

Aujourd’hui, on veut déboulonner la statue de David de Pury à Neuchâtel. Ce n’est pas à cause de la crise sanitaire, mais de la vague anti-raciste déclenchée par l’assassinat du citoyen noir Georges Floyd par le policier blanc Derek Chauvin s’est greffée par-dessus. Mais pourquoi diable David de Pury? Ce bienfaiteur qui a payé de sa fortune pour que prospère ensuite l’horlogerie helvétique... Mort en 1786 sans descendance, il a légué à sa ville natale l’équivalent de 30 à 600 millions de nos francs actuels selon le taux de change qu’on applique. Mais David de Pury, c’était un esclavagiste.

Aux USA, on dégomme des effigies de Christophe Colomb

En Amérique, à Minneapolis, là où le policier blanc Derek Chauvin a occis le citoyen noir Georges Floyd, on déboulonne aussi les statues. Des manifestants s’en sont pris à celle de Christophe Colomb. Le «découvreur» du Nouveau Monde, n’a pourtant pas esclavagisé les Africains importés dont les descendants sont aujourd’hui massacrés par la police des States, mais il a ouvert la voie en réduisant les Indiens natifs à ce qu’ils sont devenus. Alors au Minnesota, et ailleurs aux USA, on a dégommé son effigie, comme on veut le faire à Neuchâtel avec celle de David de Pury.

En Belgique aussi, on fait chuter les icônes. Léopold II et son cheval, qui trônent devant le Palais Royal de Bruxelles ont été badigeonnés de rouge. Et dans le parc Duden de Forest, on a blackboulé son buste, à Léopold II, le roi des Belges qui s’était approprié à titre privé le Congo. Esclavagiste lui aussi, et colonialiste.

A la différence de la Belgique, la Suisse n’a colonisé aucun territoire. C’est écrit dans les livres d’histoire. Mais les Suisses, eux, ils ont esclavagisé pas mal de monde. C’est moins écrit dans les livres d’histoire. A commencer par David de Pury, l’illustre Neuchâtelois. On le connaît comme un marchand prospère, qui s’est établi à Lisbonne au début du XVIIIe siècle et qui s’est enrichi du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et le Brésil. Pacotille du Vieux-Continent contre bois d’ébène, et bois d’ébène contre bois précieux d’Amazonie. C’était ça, le commerce triangulaire. Déjà pas très propre. David de Pury, en plus, avait ses plantations à lui en Amérique du Sud. «L’essentiel de ses rentes provenait de l’exploitation des esclaves qu’il possédait au Surinam», nous apprend Wikipédia. David de Pury est donc bien un de ces Suisses esclavagistes, citoyens d’un pays qui n’était ni colonialiste ni esclavagiste.

Partis de Fribourg ou de la Suisse primitive

David de Pury n’est pas le seul. De beaucoup moins illustres Helvètes que lui ont fait comme lui après lui. Lorsque j’ai retracé, dans un documentaire pour la télévision suisse, les péripéties de l’installation des Fribourgeois à Nova Friburgo au Brésil, un siècle après que David de Pury ait pris racine à Lisbonne, j’ai trouvé plusieurs Suisses esclavagistes dans le lot de ces migrants de 1818. Ils étaient partis pauvres et affamés des campagnes gruyériennes ou francs-montagnardes — la Suisse à l’époque, c’était tout sauf un eldorado — mais ceux qui ont prospéré là-bas, au Brésil, dans le café, ils ne se sont pas privés de faire trimer pour eux des bras africains achetés en nombre sur le marché aux esclaves de Rio de Janeiro.

Ils ont même fait encore plus fort, les Suisses pauvres qui ont émigré au Brésil. Ceux de la Suisse primitive, des cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald, notamment. Quand le Brésil s’est enfin décidé à abolir officiellement l’esclavage en 1888 — le dernier pays du monde à le faire —, beaucoup de Suisses des cantons primitifs de Suisse centrale vivaient toujours chichement sur leurs montagnes. Attirés par le Nouveau Monde, ils sont partis remplacer les esclaves africains sur les plantations de café de la région de São Paulo. Après, bons travailleurs comme le sont les Suisses, ils ont racheté les plantations à leurs anciens colons-propriétaires brésiliens, pas aussi économes qu'eux. Puis ils ont fait venir d’autres compatriotes des montagnes des cantons primitifs de Suisse centrale pour travailler dans leurs plantations de café nouvellement acquises.

«Comme de l'esclavage»

Ce n’était pas tout à fait des esclaves, ces nouveaux Suisses des montagnes des cantons primitifs qui sont venus travailler sur les plantations de café des anciens Suisses des montagnes des cantons primitifs au Brésil. Ils avaient un contrat d’embauche. Mais qui leur notifiait qu’ils ne seraient payés que lorsqu’ils auraient entièrement remboursé le prix du voyage par-dessus l’Atlantique. Et que jusque-là, il leur était interdit de chercher un autre boulot. Ils n’en ont jamais fini, de rembourser. Moi, j’appelle ça du comme de l’esclavage. Les Suisses du Brésil, à Colonia Helvetia, ils ont innové, pour ce qui est du management de la main d’œuvre. Se réduire mutuellement en esclavage, entre compatriotes, ce n’est pas banal. Il fallait l’inventer.

Donc, déboulonner la statue de David de Pury à Neuchâtel, moi je suis pour. Dommage qu’il n’y ait pas de statues des colons esclavagistes de Nova Friburgo ou des Suisses des montagnes des cantons primitifs de Colonia Helvetia qui ont esclavagisés d’autres Suisses des montagnes des cantons primitifs. Parce que j’aurais bien participé à une opération supplémentaire de déboulonnage de ces statues-là, si elles avaient existé. Parce qu’en ces temps d’indignation contre le racisme qui se superpose à crise du coronavirus, déboulonner les statues, ça sert. Ça nous aide à nous souvenir que nous les Suisses, on n’a pas toujours été aussi propre-en-ordre qu’on le dit.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

4 Commentaires

@Lagom 24.06.2020 | 09h31

«Déboulonner ou pas est un point de vue. Le problème au fond est que toutes ces personnalités historiques ont été honorés par leurs pays & leurs citoyens au fil du temps etc., elles sont devenues aujourd'hui subitement infréquentables - donc il faut les raser des livres de l'histoire. Pourquoi? parce qu'au fond nous avons peur, peur des mal-logés et des mal-nourris, ils ne sont plus à nos murs mais dans la cité. Avouons-le; la majorité des biens-pensants n'aime pas soutenir les casseurs et les criminels mais prête à mettre genou à terre (la honte) pour épargner du saccage nos villes et nos biens. Craignez Monsieur Fontaine que vos petits enfants ne vous pose la question un jour, qui était George Floyd? Mitterrand avait dit vers la fin de son 2ème mandat que l'Afrique et le L'Europe est un seul bassin économique, si cela enchante certains ce n'est pas le cas de tout le monde. Dans les années à venir la politique va se durcir en Europe (continent) et la gauche n'en sortira pas triomphante ! »


@moretet53 24.06.2020 | 14h32

«L'esclavage n'est qu'une forme d'exploitations de l'homme par l'homme parmi d'autres. Ceux qui veulent déboulonner les statues des anciens esclavagistes sont souvent leurs héritiers et feraient bien de se demander comment il traitent tous ceux qui travaillent actuellement pour eux et comment réparer le mal qui a été fait.»


@Syndic 28.06.2020 | 13h58

«Selon les critères désormais à la mode et qui caractérisent "le monde d'après", et si j'essaie de suivre cette logique, IL FAUDRAIT démonter la statue du roi Gondebaud ( 474-516) sur la place du Bourg-de-Four à Genève et aussi détruire le vestige du mur qui porte son nom au pied de la cathédrale. Ce roi burgonde que les Genevois connaissent bien était cruel. D'ailleurs, son faciès sur cette statue le prouve. Bouche torve, barbe mal taillée, profil glauque. Pour le surplus, il avait une façon bien particulière de régler les affaires de famille, un prédécesseur du Padrino de Corleone : il massacra ses frères tout en épargnant deux filles dont l'aînée fonda à Genève le prieuré de Saint-Victor ; quant à la cadette, Clothilde, elle va entrer dans l'histoire en épousant Clovis, roi des Francs. La fameuse Loi Gombette dont nous sommes si fiers à Genève, contenait une disposition relative à la perception des impôts sur les esclaves. Autre cas, autre époque :
Guillaume Henri Dufour est l'un des Genevois qui a marqué l'histoire de notre canton et de la Suisse. Militaire, ingénieur, homme politique, humaniste et l'un des pères fondateurs de la Croix-Rouge. Or, "horrible tare", jeune homme, il fut formé en France et entra à l’École Polytechnique, promotion 180. Sous l'Empire, il servit à Corfou occupée par la France. Il y devint un maître dans l’art des fortifications. Lors des Cent-Jours, il reprit du service dans l'armée de Napoléon. Si j'en crois la tendance actuelle à déboulonner les monuments, je ne serais pas étonné de voir certains milieux demander que l'on enlève la statue de Dufour de son socle au prétexte qu'il a servi le régime de Napoléon 1er qui avait rétabli l'esclavage dans les colonies françaises avec la loi du 20 mai 1802. Une pratique qui avait été abolie par la Convention le 4 février 1794. Ce simple exemple démontre l'inanité du raisonnement qui consiste, chez nous, à vouloir débaptiser les lieux ou les monuments au nom de la manière dont on juge aujourd'hui les comportements d'hier.

dans les pays de l'ancien bloc communiste, la valse des noms de rues, de places ou de squares fut chose courante après la chute du mur de Berlin. Et pour ces pays qui avaient vu un régime totalitaire, le nazisme, remplacé par un autre, le communisme, cette valse des noms avait déjà commencé dès les années 30. A Varsovie par exemple, la grande esplanade sur laquelle se trouve le tombeau du soldat inconnu s'est appelée de 1918 à 1939 la place des Victoires, puis dès l'invasion nazie jusqu'à 1945 Adolf-Hitler-Platz, puis sous le régime communiste jusqu'à la déstalinisation place Joseph Staline, et enfin jusqu'à aujourd'hui place Jozef Pilsudski, du nom du héros de l'indépendance retrouvée de la Pologne en 1918. Qu'en sera-t-il dans quelques décennies ? ... nul ne peut le prédire. De plus, depuis le crash de l'avion présidentiel polonais du 10 avril 2010, deux monuments à la mémoire des victimes et du défunt président de la République Lech Kaczyński ont été érigés sur cette vaste esplanade. Dans un autre quartier de la capitale polonaise, le monument à la mémoire de Félix Dzerjinski fondateur de la Tchéka, la police politique bolchévique, fut déboulonné après 1989, la Pologne étant enfin débarrassée de son régime "socialiste". Dzerjinski fut remplacé par le poète romantique Juliusz Słowacki qui vécut quelque temps à Genève. Les Archives d'Etat conservent d'ailleurs sa fiche de police lorsqu'il arriva à Genève en décembre 1832. Le cours de l'Histoire étant ce qu'il est, on n'en a pas fini avec la valse des plaques de rues et des monuments. Chez nous et dans les pays voisins, on le voit actuellement à Neuchâtel avec l'exemple de la statue de David de Pury, ou en Belgique avec les monument à la gloire du roi Léopold II, le déboulonnage semble être très tendance, ... avec le risque de conséquences funestes sur la perception de l'histoire dans 30 ou 40 ans.

Pour conclure sur une note positive, la ville de Nantes a adopté une autre démarche il y a quelques années. On ne déboulonne pas, on ne débaptise pas mais on explique et on met en perspective pour appréhender l'histoire de l'esclavage colonial et celle de la traite négrière. Cette manière de faire me paraît nettement plus judicieuse.

Claude Bonard»


@Kigouroumi 02.07.2020 | 14h21

«Merci pour votre article. Dommage que personne, à ma petite connaissance, n'a fait de lien entre ce campagne de déboulonnage et celle liée à l'initiative pour des multinationales responsables, c'est exactement la même problématique, ces entreprises exploitent, dissimulent de l'argent aux impôts, paient mal. ETC... D Carel»