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A vif

A vif / Le péril, c’est les autres

Jacques Pilet

28 mai 2020

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Le virus célèbre n’a qu’à bien se tenir. S’il venait à disparaître ou à se calmer, combien se trouveraient dans l’embarras! Les prophètes de malheur, les jongleurs d’algorithmes qui annoncent deux, trois vagues nouvelles plus redoutables que la première tournée. Et aussi toutes les entreprises qui disent s’adapter au «monde d’après», qui imaginent toutes sortes de barrières pour assurer la distance entre les pauvres humains promis pour longtemps à la terreur. Comme si celle-ci allait se justifier ad vitam aeternam.



Tous s’y mettent. Contraints et forcés, les restaurateurs qui, eux, cependant, sont prêts à resserrer leurs tables le jour venu. Mais les grandes entreprises aussi. Certaines renoncent aux vastes bureaux grâce au télétravail qu’elles souhaitent pérenniser. D’autres dressent des vitres de plexiglas entre les postes. Les aéroports investissent des millions dans toutes sortes de dispositifs qui permettent au personnel et à la clientèle de ne plus s’approcher. Des caméras scruteront non seulement les visages mais aussi la température des fronts. Les avionneurs qui reconfigurent leurs cabines. Distance, distance… c’est le mot-clé.

Jusqu’à quand? Pour toujours?


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Tant de détenteurs d’un pouvoir soudain sans limites ne peuvent que souhaiter secrètement que cela dure. Des dirigeants, maintenant habitués à paraître sans cesse sur les écrans, tenant le bon peuple en haleine, jusqu’aux policiers du quartier qui dispersent les flâneurs dans les parcs, interdisent tel banc ou telle plage. Sans crainte du ridicule.

Le plus grotesque, ce sont les précautions imposées aux théâtres. Infiniment plus dangereux que les supermarchés à en croire les bureaucrates bernois de la santé. Ils concoctent des consignes à dormir debout. Interdiction de contacts corporels durant les répétitions, distanciation sociale lors d’une scène d’amour, pas plus de cinq minutes de proximité entre-deux danseurs, 4 m2 d’espace autour de chaque musicien!

Les pros du cinéma ont concocté avec l’OFSP une ribambelle de précautions à prendre lors des tournages. Les techniciens (pour le son, pour élargir pose des micros, le maquillage, etc.) devront porter lunettes et vitrage par-dessus leur masque. Si une scène d’amour s’impose vraiment, les comédiens devront faire vite… et subir au préalable un test virologique!

Les bordels se mettent aussi à la page en concertation avec les experts de Berne. Outre les mesures d’hygiène élémentaires, il est précisé que les têtes des dames et des clients ne devront pas se rapprocher. Oui à la position en levrette, non à celle du missionnaire! Et les dominatrices rassurent: «Mon fouet est assez long!», déclare l’une d’elles au Blick

Le pouvoir politico-médical sans freins est saisi d’une fièvre folle. Qu’ils seront émouvants les opéras sans baisers ni embrassades… Et à chaque fois, il n’est pas question d’entrevoir la fin de ces mesures ubuesques. Il n’est même pas précisé «jusqu’à nouvel avis».

Nous nous installons donc dans une société où les «gestes barrières» deviendront la norme. Où chaque individu est désigné comme une menace pour l’autre. Dans la rue, au travail, dans les loisirs. Une vision suicidaire à l’heure où, pardon, il conviendrait de serrer les coudes. Au propre et au figuré, vous avez compris. L’heure où la fièvre qui nous sauvera de la léthargie est celle de l’action, des sentiments, de tous les érotismes!

Des barrières partout, et aussi des barricades. Non pas celles des révolutionnaires, car toutes les manifestations resteront longtemps interdites et promises à la répression, mais aux frontières. A peine s’entrouvrent-elles que s’élèvent des clameurs. Fermez-les! fermez-les pour toujours! Un cortège de romanichels passe en douce la frontière genevoise, quel scandale! Mais que fait la police? Et ces traîtres à la patrie qui vont faire du «tourisme d’achat» en face? Contraignons-les le plus longtemps possible à rester fidèles aux mères nourricières de la nation que sont la Migros et Coop. D’accord, laissons entrer les frontaliers sans qui nos hôpitaux ne fonctionneraient pas. Embêtons-les juste un peu à la douane, histoire de leur faire comprendre que notre ouverture a des limites. Recevons aussi les touristes étrangers, si possible fortunés, il faut bien vivre. Mais restons chez nous. C’est pas beau, la montagne?

Les partisans de l’initiative anti-étrangers et anti-européenne de l’UDC, qui hier paraissait avoir peu la cote, retrouvent espoir. Dans le climat de trouille qui domine ces temps-ci, ils savent qu’ils trouveront des voix au-delà de leurs rangs.

Les barrières et les barricades marquent notre vie pratique. Mais elles s’inscrivent aussi dans nos têtes. Le repli est aussi mental. Sartre disait dans Huis clos, «l’enfer, c’est les autres». A corriger: le péril, c’est les autres.

Les casse-pieds qui ne parlent que d’eux-mêmes n’ont pas l’exclusivité de l’égocentrisme. Toute une société peut basculer dans le nombrilisme. Pendant des semaines, la télé n’a pratiquement rien dit du reste de la planète. Sinon pour parler de ce qui s’y passait face au coronavirus, c’est-à-dire de nous-mêmes. La trouille a fait de nous de pauvres myopes.

Le refus de se frotter aux autres et au monde ratatine nos têtes. L’endormissement de la curiosité fait de nous des crétins bornés. Le renoncement au voyage n’est pas seulement celui des plages lointaines, c’est celui des spectacles de vie différents, des chocs et des charmes d’ailleurs. Un retour aux époques, au temps de guerre, où l’on ne pouvait guère se déplacer. Pas besoin de citer le proverbe tibétain qui voit le voyage comme «le retour à l’essentiel». Quiconque a un peu bourlingué sait que l’on prend sur les routes d’ailleurs la mesure de soi, de notre petite personne, trottinant au milieu des vastes espaces et des foules insondables.

«La voie lactée autour du cou,

les deux hémisphères sur les yeux… » comme disait Cendrars, l’arpenteur du monde. Puisse la prochaine réouverture des frontières redonner l’envie des ailleurs.

Le Conseil fédéral vient certes de décréter quelques allègements aux restrictions, assortis d’une foule de conditions, de mais et de si. Les tracasseries auront la vie dure.

Résistons à toutes ces formes de régression mentale. Poussons les porteurs de rêves, sur toutes les scènes, à s’éclater sans retenue. Partons, voyageons à la première occasion. Embrassons-nous! Foin des barrières et des barricades.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

6 Commentaires

@miwy 28.05.2020 | 13h15

«Quel plaisir ! A l'instar de Jean Ziegler, naguère emmerdeur indispensable au Conseil national, voici (enfin ?) le Jacques Pilet, emmerdeur indispensable au journalisme ! "La trouille a fait de nous de pauvres myopes", écrit-il. Bien sûr ! La peur a toujours été le meilleur moteur de la vente. Si Dieu, dans sa toute puissance présumée, n'a jamais vaincu Satan, c'est bien parce que la peur du diable et de l'enfer est ce qui fait la puissance des religions organisées. T'as pas ta réserve de chloroquine ? Moins de 500 masques chirurgicaux chez toi ? C'est la mort assurée. Gouvernements, pharmas, banques. églises, même combat ! Et, bonne nouvelle pour ceux qui font dans leur froc: il y a de nouveau du PQ plein les rayons !»


@Lanclot 28.05.2020 | 16h25

«Bonjour Mr Pilet,
Je tenais à vous remercier et vous féliciter pour cet article, mais pas seulement. Surtout pour la lucidité et bon sens humain dont vous faite part à travers cette défense des droits de l'homme... de nos droits fondamentaux.
A travers cette pseudo pandémie, à bon marché, qui nous a tous rançonné à coups de privation de libertés les plus variées. Vous mettez avec brio en lumière les réalités, une fois encore, qui prévalent contre toute attente.
Il est temps d'ouvrir les yeux mais aussi de faire fonctionner notre cerveau, afin de faire valoir notre droit au sens critique et - par là - à la compréhension que finalement nous ne sommes pas immortels. Mais cette révélation n'est pas arrivée avec le COVID, il est indispensable aujourd'hui que cette hystérie collective de peur primaire cesse et fasse place à nos bonnes veilles habitudes d'avant.
Vive les contacts physique, vive la vie et les becs.»


@moretet53 30.05.2020 | 08h15

«Pour être cohérent, il faut être prêt à assumer les conséquences de ses décisions.
Vu les risques réels mais relativement faibles pris par ceux qui franchissent les barricades, il devrait suffire de déclarer accepter de na pas être soigné dans les hôpitaux s'ils sont surchargés et de prendre ses dispositions pour pouvoir mourir à la maison.»


@marenostrum 30.05.2020 | 19h41

«Oui c'est vrai, merci ... mais les envolées poétique n'enlèvent rien au flou dans lequel nous sommes ... le journalisme c'est avant tout les faits. Que savons-nous des raison du dénuement des autorités ici en Suisse ? ... qu'Alcoosuisse à été privatisée et que ses stock étaient destinés à la vente; que le directeur a par bon sens conservé une partie de ses stocks; ce qui a assuré le minimum vital ! ... le CF et l'OFSP nous parlent de campagne de tests, que savons nous de ce qui a été mis en place ? quelles infrastructures a dessein ont été organisée ou sont existantes, qui s'occupent de tout ceci, les hôpitaux seuls ? qui va payer tout ceci, comment est-ce envisagé ... nous sommes dans un flou que la poésie ne réduit pas ! ... n'est-ce pas la tâche des journalistes ?»


@Lagom 01.06.2020 | 10h59

«Si les mesures de distanciation persistent dans le temps on risque de vaincre la grippe ordinaire qui fait vivre des millions de médecins en Occident et partout dans le monde. L’industrie pharma devraient s'ingénier davantage pour pouvoir diagnostiquer de nouvelles maladies et de nouvelles molécules pour les combattre......"redonner une envie des ailleurs" ou "une promesse d'Italie" comme vous avez écrit dans votre dernier livre !»


@hermes 02.06.2020 | 19h05

«La crise que nous traversons est un révélateur de ce que nous sommes réellement. Solidaires, généreux, attentionnés, affectueux mais malheureusement aussi méfiants, méprisants, égoïstes, sectaires. Chacun d’entre nous dans son environnement immédiat aura pu faire son propre classement.
Au niveau politique, on aura pu faire le tri entre les dirigeants pour lesquels la santé de leur peuple était prioritaire et ceux pour lesquels leurs intérêts personnels et claniques passaient devant toute autre considération.
L’Europe- quoi qu’en disent les dénigreurs habituels de l’UE- est un modèle d’accompagnement social dans cette période de crise qui n’a aucun équivalent sur les autres continents. Il faudra se rappeler des autocrates donneurs de leçons et déstabilisateurs que sont les présidents chinois et russes : le premier pour avoir menti au monde sur la gravité du virus et le second pour mettre le pognon dans des actions guerrières et déstabilisatrices plutôt que dans la mise à niveau de ses propres infrastructures et notamment de son système sanitaire en ruines.
Mais la palme revient sans aucun doute au trio national-populiste Trump-Johnson-Bolsonaro : les « défenseurs du peuple » contre les élites ! Le premier fait mourir les minorités afro-et hispano-américaines pour défendre son électorat blanc majoritairement raciste. Le second, encore tout affaibli par le virus qu’il a contribué à faire circuler par son laxisme, fait rechercher en charters les travailleurs est-européens qu’il a foutus à la porte avec le Brexit pour compenser les 45'000 britanniques qui ont refusé de les remplacer dans la cueillette des fruits et légumes. Et le dernier envoie à la mort tous les brésiliens vulnérables en refusant de prendre les mesures sanitaires nécessaires pour ne pas menacer les intérêts de son clan.
Voilà le vrai visage du monde qui nous entoure. Comme suisse, je m’en souviendrai en septembre prochain lorsque les « défenseurs du peuple » nous expliqueront qu’il faut voter contre la libre circulation. Je voterai oui sans les écouter car cette obsession maladive à présenter les états européens comme nos ennemis n’a plus sa place dans le monde d’après.
»