Actuel / A quand le réveil des parlementaires?
L’histoire suisse gardera de la crise du Covid-19 une galerie de héros, des plus éminents aux plus humbles. Des pères sanitaires de la nation jusqu’aux vendeuses et modestes travailleurs qui n’ont pas cessé le travail, en passant par les pontes de la médecine et le personnel hospitalier. Il y manquera cependant des acteurs qui auraient pu se manifester: les parlementaires. Certes ils ont finalement fait un peu de figuration sous un coûteux chapiteau improvisé, pour une assemblée des béni-oui-oui. Mais leur rôle dans toute l’affaire a été égal à zéro. Se réveilleront-ils?
Montesquieu rappelait dans De l'Esprit des lois, publié discrètement à Genève en 1748, les principes les plus raisonnables de la démocratie. Qui répartit les pouvoirs entre le gouvernement, le parlement et l’ordre judiciaire. Les parlementaires, selon lui, n’étaient pas là pour contredire le pouvoir - à l’époque il était monarchique -, mais l’informer, le conseiller, l’amender au besoin.
Ce que précisément les nôtres n’ont pas fait. A la différence de leurs collègues de tous les pays qui nous entourent, leur premier souci, au début de la pandémie, a été de courir aux abris.
Pendant les deux mois où le Conseil fédéral a dirigé le pays sous le régime des pleins pouvoirs, même les commissions spécialisées ne siégeaient plus, à de rares exceptions près. Les capitaines ont certes mené maintes consultations, au-delà des experts médicaux surtout avec les milieux économiques et les syndicats. Aujourd’hui, le chef du PS, Christian Levrat admet que les Chambres se sont mises hors du champ d’action de leur propre initiative. Il déclare aujourd’hui: «nous ne devons pas limiter les compétences d’urgence du Conseil fédéral mais nous devons faire en sorte que le Parlement ne se mette pas lui-même hors jeu et qu’il exerce sa responsabilité.» En clair: après le temps du blabla, disons quelque chose.
Il faut dire que comme les autres chefs de groupe, il est mis sous pression par quelques fortes personnalités qui en ont assez de jouer les moutons à peine bêlants. Avec en tête, un spécialiste, le conseiller aux Etats bernois Hans Stöckli et le conseiller national UDC zurichois Alfred Heer. Foin des barrières idéologiques. Il s’agit de réagir à l’exercice d’un pouvoir virant à l’autoritarisme, appuyé sur une bureaucratie éloignée des réalités qui interfère dans les gestes et comportements de chacun, de chaque entreprise, à tort ou à raison. Un autre député n’a pas mâché ses mots, le conseiller aux Etats, Andrea Caroni (libéral radical): «Pendant cette crise, le Conseil fédéral m’est apparu comme les compagnons du "Seigneur des anneaux"… Quelques-uns ont été saisis par le flash du pouvoir.»
Selon la Sonntagszeitung, plusieurs idées surgissent. L’UDC Heer souhaite que désormais l’état d’urgence ne puisse être décrété qu’avec l’assentiment des deux tiers du parlement. Le socialiste Wermuth propose qu’en de telles circonstances, les députés siègent en permanence pour faire entendre la voix du peuple. Son collègue de parti Stöckli voudrait que le gouvernement s’appuie une délégation des «meilleures têtes» des Chambres. Le PDC Philip Bregy aimerait que la commission juridique ait le fin mot sur tout. Quant au Vert Balthasar Glättli, il n’a rien trouvé de mieux que de suggérer le recours au Tribunal fédéral pour examiner les décisions gouvernementales. Difficile de démissionner davantage encore de son rôle.
Ce débat traduit en fait le malaise des partis. Ils voient maintenant une partie de l’opinion publique suisse alémanique qui se rebelle, manifeste même, pour réclamer le respect des libertés publiques. Chez ces mécontents, il n’y a pas que des «complotistes», ce mot-valise envoyé à tort et à travers à la figure des gens qui n’approuvent pas toutes les décisions tombées d’en-haut. Alors qu’elles affectent les moindres détails de notre vie quotidienne. Et les manifestants de rues ne sont pas seuls à dire leur inquiétude. La NZZ publie un commentaire fort fâché du professeur de droit constitutionnel Andreas Kley. Pour lui, le Conseil fédéral a pris un chemin juridique et politique dangereux. Et il demande des comptes: il s’agira pour les autorités de justifier plus précisément comment et pourquoi ont été prises les mesures d’urgence.
Il est frappant de voir ces parlementaires pétris de politique qui ont mis et mettent encore dans leur poche leurs convictions respectives. A droite, ils n’ont pas bronché devant une concentration extrême du pouvoir entre les mains de l’Etat et de l’administration fédérale. Ils ne se sont guère engagés non plus pour obtenir une meilleure indemnisation des pertes subies par les indépendants, pourtant portés par l’esprit d’entreprise applaudi dans cette famille. A gauche, on s’est efforcé, non sans raisons, de veiller à ce que le chômage partiel atténue le choc pour les salariés, mais on n’a pas levé le petit doigt pour venir en aide aux plus défavorisés, les sans-papiers, la cohorte des travailleurs et travailleuses au noir dépourvus de droits. Alors qu’ils sont dans la panade par la faute de leurs employeurs qui profitent éhontément de cette main d’œuvre corvéable à merci. L’embarras de beaucoup était manifeste devant les images de la queue genevoise pour les repas gratuits. Elles ont fait le tour du monde. Tandis que le bonimenteur de la perfection helvétique, Nicolas Bideau, affirmait que «l’image de la Suisse sort renforcée de la crise».
Seule l’UDC est restée fidèle à elle-même: engagée en faveur du redémarrage de l’économie, surtout celle des gros, poussant des hauts cris devant les milliards de la relance et applaudissant la fermeture des frontières par idéologie plus que par bon sens sanitaire. Ses membres les plus responsables ne brandissent pas trop haut leur carte de parti.
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Quant aux Verts, totalement absents du débat, ils se sont tus ou alors ont mâché à voix basse leur ritournelle sur le «monde d’après» idéalisé à leurs convenances. A mille lieues des réalités.
Celles-ci pourtant se rappellent à notre attention, si durement à tant d’égards. Au plan économique, au plan social et culturel, au plan intime même. Les blessures feront mal encore longtemps. Plus que jamais, nous aurions besoin, aux affaires publiques, de personnalités qui réfléchissent et ne se contentent pas d’opiner du bonnet, qui parlent haut et clair. En toute liberté. Ce mot chéri, dont, peut-on espérer, nous n’avons pas perdu le goût dans l’épreuve.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@evo 21.05.2020 | 13h04
«L'article de Jacques Pilet est intéressant mais je n'approuve pas la totalité de son propos. Une loi sur les pandémies (je n'ai pas en tête le terme exact) a été votée permettant au Conseil fédéral de prendre de dispositions pour que les décisions soient identiques sur le plan national, donc en ôtant certains pouvoirs aux cantons. Certes, des votations ont été reportées alors que le vote par correspondance est très répandu à l'ensemble des cantons. On aurait donc pu voter aux dates fixées en juin. Je suis ancien parlementaire fédéral et sur cette question, le parlement devait donner son aval ou pour le moins agir en conséquence donc ouvertement. J'en viens maintenant à la lutte contre la pauvreté. Là effectivement cela ne suffit pas d'exiger le chômage partiel pour toutes les catégories de travailleurs et indépendant. Le Covid-19 nous a fait découvrir que la pauvreté en Suisse existe réellement et que les catégories touchées sont les victimes du travail au noir, d'une espèce d'esclavagisme de ces populations sans défense et pourtant obligées de travailler souvent aux conditions indignes. Le PS doit agir aussi pour la défense des ces catégories des personnes soumises. Au gouvernement genevois aussi d'agir en distribuant des bons d'achats pour que ces personnes puissent aller faire leurs commissions comme tout le monde. Et non se soumettre à la charité. Si de tels "défilés" devaient se produire dans mon canton de Vaud, j'espère que les autorités cantonales mais aussi communales prendront les mesures qui s'imposent. Eric Voruz, Morges (VD)»
@Eggi 21.05.2020 | 19h14
«Merci à Monsieur Voruz d'avoir poliment ("article intéressant") éreinté Jacques Pilet ("je n'approuve pas la totalité de son propos"). Moi non plus, et pour d'autres raisons encore. Le fonctionnement de notre Etat a été (plus que) correctement assuré pendant une grave crise qui a pris la totalité de la planète au dépourvu. La démocratie a été respectée, compte tenu de la situation exceptionnelle; et notamment le parlement a globalement approuvé, après les avoir passées sérieusement en revue, les mesures prises par le gouvernement. Et les libertés? Il faut rappeler à Monsieur Pilet qu'elles ne sont pas absolues, car limitées par leur exercice même: et le droit à l'intégrité physique mérite bien quelques contraintes?»
@Eggi 22.05.2020 | 11h24
«Après avoir écrit mon commentaire du 21, j'ai eu l'occasion de lire une étude de l'Institut Montaigne, laboratoire d'idées français de tendance libérale -au bon sens du terme-, qui apporte un regard extérieur objectif sur le fonctionnement de la démocratie suisse face à la pandémie en cours. Sans être excessivement élogieuse, cette étude bien documentée (https://www.institutmontaigne.org/blog/les-etats-face-au-coronavirus-la-suisse-et-le-principe-responsabilite) reconnaît l'approche de qualité et l'efficacité de notre système politique face à cette crise historique. Souvent à l'encontre des propos de Jacques Pilet.»