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Actuel / Monica Benicio, parole de veuve

Bon pour la tête

27 novembre 2019

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La compagne de Marielle Franco assassinée il y a un an et demi à Rio de Janeiro, était de passage à Genève, à l'occasion du festival FILMAR en America latina. Rencontre.




Jean-Jacques Fontaine


«J’ai grandi à la Maré qui est une des plus grandes favelas de Rio de Janeiro. J’ai pu étudier grâce au programme social d’appui scolairecommunautaire mis en place à l’époque du gouvernement Lula et j’ai obtenu une bourse pour étudier l’architecture à la PUC, l’Université catholique de Rio de Janeiro. C’est une des meilleures universités du Brésil.

C’est à cette époque que j’ai connu Marielle. Elle aussi vient de la Maré. En 2004, nous avons entamé une relation. J’avais 19 ans, elle 25. Nous n’avions ni l’une ni l’autre d’expérience avec d’autres femmes. Ça a donc été la découverte de la sexualité féminine.» 

Marielle Franco est élue conseillère municipale de Rio de Janeiro en 2016. Elle est la première femme noire homosexuelle provenant des favelas à entrer au Législatif de la capitale carioca (12 millions d’habitants) et elle obtient le meilleur score de toutes les femmes candidates. Le 14 mars 2018, elle est assassinée par deux tueurs à gages que l’on dit au service des milices paramilitaires sévissant dans la Zone Ouest de Rio de Janeiro. Monica Benicio et Marielle Franco ont vécu en couple durant 14 ans. Désormais veuve, Monica Benicio s’est retrouvée projetée à la tête des luttes du mouvement LGBT au Brésil. 

Projetée sur le devant de la scène

«Jusqu’en 2018, je me consacrais à mes études pour obtenir une maîtrise en architecture et aux tâches quotidiennes de la maison, ce que j’aimais beaucoup. Marielle, elle, était entièrement tournée vers son mandat de conseillère municipale. Sa mort a tout changé. J’étais jusque-là une des meilleures élèves, après, je n’ai plus réussi à étudier. À cause du choc émotionnel, mais aussi parce que je me suis entièrement consacrée à la campagne politique qui a fait suite à l’assassinat de ma compagne. Je n’ai terminé ma maîtrise qu’il y a 3 mois seulement, avec une année de retard sur les autres étudiants.» 

J.-J. Fontaine: Votre posture publique s’est révélée à partir du moment où vous avez revendiqué votre statut de veuve de Marielle et cela n’a pas été tout de suite bien accepté…

«Cette posture tranchait avec le fait que beaucoup de couples homosexuels au Brésil se cachent derrière le mot “ami” pour ne pas s’affirmer conjoints ou époux. C’est une manière d’éviter d’être victime d’homophobie. Dans mon cas, notre relation était publique sur nos réseaux sociaux mutuels, donc de toute façon on ne pouvait pas la cacher. La presse m’a donné très vite ce titre de veuve, que j’ai assumé, et cela s’est répercuté dans la communauté LGBT. Elle s’est identifiée largement au combat pour Marielle qui s’incarnait dans mon image.»

Où en est-on dans les enquêtes sur la mort de Marielle Franco?

«Je suis au courant des choses essentiellement par la presse. Sous le prétexte que l’enquête est secrète, les autorités donnent très peu d’accès aux informations.»

Même pour vous?

«Oui, et c’est absurde, car constitutionnellement, comme partie prenante, j’ai le droit d’accéder à ces enquêtes. C’est un de mes combats : avoir accès à ces informations.» 

Si vous étiez un homme, le mari de Marielle par exemple, cela serait différent?

«Non, je ne pense pas, car la famille d’Anderson, le chauffeur de Marielle, assassiné en même temps qu’elle, n’a pas non plus accès au dossier. Le problème, avec ce secret, c’est qu’il y a constamment des fuites sur les réseaux sociaux et c’est très inquiétant de savoir à qui profitent ces fuites, ce qu’elles cherchent à cacher. Qui cela intéresse-t-il que la famille, malgré son droit constitutionnel, n’ai pas accès aux informations?»

Deux enquêtes et des soupçons sur un des fils du président

Actuellement, deux enquêtes courent en parallèle. L’une concerne les deux auteurs présumés du crime, qui sont en prison préventive, mais nient les accusations, et dont le procès n’a pas encore eu lieu, l’autre concerne les mandataires du crime. L’un, incriminé récemment, serait un des fils du président, Carlos Bolsonaro. 

«Mais tout ça, ce sont des spéculations publiques», nuance Monica Benicio. «Par contre, dès qu’est apparue cette piste du fils de Bolsonaro, le ministre Sergio Moro — dont Intercept Brasil a dénoncé la partialité et l’usage politique des procès contre la corruption de l’affaire Lava Jato et la condamnation de Lula — propose de transférer l’enquête à la police fédérale. C’est très inquiétant parce que ce serait tout reprendre à zéro. C’est une façon d’étouffer les choses. En ce moment, une de nos principales exigences, c’est qu’on renonce à cette fédéralisation.»

Monica Benicio relève encore que ni le ministre Sergio Moro ni le président Jair Bolsonaro ne se sont préoccupés de l’enquête sur l’assassinat de Marielle jusqu’à ce qu’un des fils du chef de l’État ne soit mis en cause. Mais dès que le nom de Bolsonaro a été associé à l’enquête, Sergio Moro s’est dit tout à coup très intéressé par la résolution de cette affaire!

Marielle Franco en 2016. © Marcelo Freixo

La mort de Marielle, dit-on, ne serait pas liée à une question de genre ou d’homophobie, mais à des conflits liés à l’appropriation illégale de terrains dans la Zone Ouest de Rio par les milices contre laquelle Marielle luttait. Aujourd’hui, cette dimension a un peu disparu derrière la question LGBT…

«Cet argument, moi je n’y crois pas. Ça ne m’a jamais convaincu, car Marielle n’avait pas de liens avec les conflits de propriété dans la Zone Ouest. Marielle luttait en priorité contre la violence perpétrée contre les jeunes noirs et pour la construction d’une société antiraciste, pour l’égalité, pour les femmes noires.»

Les femmes à la tête de la résistance au Brésil

Vous, à la tête de la lutte pour la mémoire de Marielle. Il y a un an, Ludmilla Teixeira, elle aussi homosexuelle, était à la tête de la lutte des femmes contre Bolsonaro à travers le hashtag #elenao. Les femmes homosexuelles sont-elles devenues aujourd’hui le fer de lance de la résistance à Bolsonaro au Brésil?

«Je crois que d’une manière générale, nous les femmes, au Brésil, nous sommes les moteurs de la transformation sociale. Les femmes sont très organisées au sein des mouvements féministes, cela se voit dans la rue, mais aussi dans tout le champ politique. Le mouvement des femmes nègres, par exemple, a connu une croissance très encourageante. Le mouvement LGBT aussi monte en puissance, et maintenant il y a aussi le mouvement des femmes indiennes qui se manifeste fortement.»

D’un autre côté, une des caractéristiques du Brésil, c’est des explosions sociales sans suite articulée, comme les Direitas já à la fin de la dictature ou le mouvement contre la hausse des prix des transports publics en 2013. C’est différent de ce qui se passe dans les autres pays d’Amérique latine…

«C’est vrai, le Brésil connaît des pics de mobilisations et après, le pays retourne au conformisme, avec des gouvernements très autoritaires, très arrogants qui ne veulent rien céder. Cela renforce la sensation que jamais rien ne va changer. C’est un problème à la fois politique et culturel. On nous a toujours appris, dès l’école, que le Brésil est corrompu. De cette manière, la majorité de la population perçoit les politiques comme des gens aux mains sales en qui on ne peut pas avoir confiance. C’est un discours très intéressant pour l’extrême-droite car cela contribue à la résignation qui pénalise la croissance des mouvements sociaux. J’aimerais beaucoup que le Brésil s’inspire de ce qui se passe en ce moment en Amérique latine. Au Chili, en Argentine aussi, où les femmes ont été à la pointe des combats pour renverser le gouvernement de Macri. Le mouvement des femmes en Argentine est aujourd’hui l’un des plus puissants d’Amérique latine.»

Monica Benicio à Genève, novembre 2019. © FILMAR en America latina

Après l’élection de Jair Bolsonaro, qu’est-ce qui a changé dans le quotidien pour vous et pour le mouvement LGBT?

«La première mesure qui nous a directement touchés, c’est que Bolsonaro a retiré la question LGBT de la compétence du ministère des Droits humains qu’il a ensuite fusionné avec celui de la Famille, puis il a mis à sa tête une pasteure évangéliste, une femme qui ne représente absolument pas les femmes du Brésil et qui attaque de front la communauté LGBT. À cause de ce discours officiel agressif contre les minorités et notamment la communauté LGBT, des choses graves se produisent. Ce discours légitime la violence qui nous est faite. Le Brésil a toujours été un pays homophobe, mais quand on a un président qui est la personnification de cette homophobie, les agressions contre nous augmentent et le sentiment d’impunité chez leurs auteurs également. On a vu récemment à São Paulo l’assassinat d’un travesti dont on a retiré le cœur pour mettre à sa place une image sainte. Et puis il y a aussi, de plus en plus, des cas de “viol punitif” pour obliger les lesbiennes et les homosexuels à renoncer à leur choix.»

Le dilemme de la classe moyenne

L’an dernier, la base électorale de Bolsonaro dans les urnes a été la classe moyenne. C’était aussi elle qui, à l’époque de l’élection de Lula, avait fait basculer la majorité. Or ce segment de la population n’est pas très sensible aux luttes sociales et aux revendications des minorités! Soutient-elle toujours Bolsonaro aujourd’hui? 

«L’indice de défiance à l’égard de Bolsonaro augmente, il y a déjà une grosse parcelle des militaires qui manifeste son désaccord avec lui. Mais c’est vrai que la classe moyenne est un thermomètre fondamental. C’est elle qui fait la différence, mais elle ne discute politique qu’à partir de ses propres intérêts. Elle a voté massivement Bolsonaro avec une vision “tout plutôt que le PT” (parti des travailleurs, dont est issu l'ancien président Lula, ndlr), mais aujourd’hui, une partie significative de cet électorat regrette. Je ne comprends pas pourquoi d’ailleurs, mais il semble qu’elle n’imaginait pas que Bolsonaro allait faire les atrocités qu’il fait. Pourtant, lui, il est cohérent avec son discours. Il a toujours dit ce qu’il allait faire et il l’a fait. Donc je comprends mal pourquoi ces gens ne l’ont pas compris à l’époque. » 

Vous imaginez un second mandat de Bolsonaro en 2022?

Cela me paraît impossible vu son indice de rejet d’aujourd’hui et des erreurs qu’il accumule. Encore faut-il que l’opposition de gauche réussisse à se regrouper, car si on en reste seulement à Lula 2022 comme alternative, il y a un gros risque que Bolsonaro soit réélu.

On doit travailler à créer un front ample de la gauche et pour cela, il nous faut apprendre rapidement comment présenter une proposition d’ici 4 ans qui soit en phase avec les demandes du peuple brésilien.»


Jean-Jacques Fontaine est journaliste, spécialiste du Brésil. Il anime le blog Vision Brésil, où une version longue de cette interview sera publiée dans les prochains jours.


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