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Actuel / Les intellectuels têtes de listes apportent-ils un souffle nouveau?


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François-Xavier Bellamy, à droite et Raphaël Glucksmann, à gauche, les penseurs français redonnent de la voix dans le débat politique de leur pays, avec des fortunes diverses. Mais c’est fou ce qu’ils ressemblent à leurs concurrents!




Jean-Noël Cuénod, journaliste, écrivain et poète
auteur de son site personnel


La France renouerait-elle avec une de ses anciennes traditions, celle de la présence des intellectuels dans les luttes politiques? Depuis le rôle tenu par les Encyclopédistes dans la genèse de la Révolution jusqu’aux batailles idéologiques entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, les philosophes et les sociologues ont tenu une place centrale dans le débat public. Puis, leur présence a progressivement diminué jusqu’à l’étiolement des sombres années Sarkozy-Hollande.

Aujourd’hui, deux essayistes à succès, François-Xavier Bellamy et Raphaël Glucksmann sont têtes de liste pour les élections au Parlement européen (dimanche 26 mai en France). Le premier emmène les candidats du parti Les Républicains (droite de gouvernement) et le second, ceux du Parti Socialiste, de Nouvelle Donne et de son propre mouvement Place Publique (gauche social-démocrate).  Ces intellectuels qui mettent leurs mains dans le cambouis électoral apportent-ils un souffle nouveau? Elèvent-ils le niveau du débat politique français?

Le têtard de bénitier

Campagne oblige, j’ai assisté à deux déjeuners-débats organisés à Paris par Europresse. L’un avait pour invité-vedette François-Xavier Bellamy – le benjamin, 34 ans, avec sa frêle allure de têtard de bénitier –  et l’autre, Raphaël Glucksmann, 40 ans, fort de sa gueule de pâtre grec, barbelée par une broussaille de trois jours, signe poilu de ralliement de la génération Bobo. A ma droite, un professeur de philosophie, ancienne tête pensante des manifs contre le mariage homosexuel; à ma gauche, un essayiste, ci-devant directeur de la rédaction du Nouveau Magazine Littéraire.

François-Xavier Bellamy prend garde de développer un conservatisme de bon aloi afin de faire oublier le rôle qu’il a joué dans l’implantation au sein du parti LR (Les Républicains)  du mouvement Sens Commun, proches des intégristes catholiques. Et s’il est opposé à l’interruption volontaire de grossesse, c’est uniquement dans le secret de son cœur. Il s’énerverait presque lorsque surgit cette question. Mais il est trop bien élevé pour élever le ton. Il préfère parler d’Europe, ce qui, après tout, est le thème de la campagne.

Le jeune philosophe au regard myosotis nous débite alors son prudent credo: libéral, mais pas trop. Dans le sillage de Tocqueville et pas celui de Bill Gates. Protectionniste, mais juste ce qu’il faut pour défendre l’Europe et la France de leurs déloyaux concurrents. Européen, mais avec un zest de souverainisme: oui à l’Europe des Nations, non au fédéralisme. Ajoutez un doigt – un petit doigt – d’écologie devenue figure obligée et une grosse louche contre «l’immigration illégale, avec une double frontière, celle de Schengen et celle des Etats». Il faut bien prendre des voix à Marine Le Pen.

Une position fiscale résume parfaitement l’idéologie de ce Bellamy de la droite «comme il faut»: il est opposé aux taxes sur les successions. Pour lui, il ne s’agit pas de transformer la société mais d’assurer les transmissions au fil des générations. Mon grand-père disait déjà la même chose. Et j’ai septante ans.

Le pâtre grec

Si François-Xavier Bellamy veut estomper son engagement dans le catholicisme militant le plus droitier, Raphaël Glucksmann, lui, tente de faire oublier son tropisme libéral et atlantiste, lorsqu’il était la plume et le principal conseiller du président géorgien Saakachvili. Après avoir quitté la direction du Nouveau Magazine Littéraire, le fils du philosophe André Glucksmann (ex-maoïste et ex-bushiste) a créé le énième mouvement de la gauche française, Place Publique. Il tente de fédérer toute la gauche hors France Insoumise de Mélenchon, Ecologistes y compris. En vain. Sous l’intitulé «Envie d’Europe» – qui fait vieille pub d’Ovomaltine – il a tout de même réussi à se faire accepter comme tête de liste par ce qu'il reste du Parti Socialiste et le petit mouvement Nouvelle Donne. C’est mieux que rien. Mais ce n’est pas beaucoup plus que rien.

Lorsque Bellamy énumère ses propositions au compte-gouttes, Glucksmann fait crouler ses auditeurs sous le poids de ses 120 propositions pour l’Europe. Citons notamment, le «pacte Finance, Climat et biodiversité» assurant à la fois la transition écologique et la justice sociale. Il serait financé par la création monétaire de la Banque centrale européenne, par des impôts sur les dividendes des actionnaires, par une taxe européenne sur les bénéfices des grands groupes économiques. Il y a un os et même plusieurs: ces mesures ne dépendent pas du Parlement européen, objet de la prochaine élection. Qu’à cela ne tienne, Raphaël Glucksmann sort son atout: changer le rapport de force au sein du Parlement entre les conservateurs du Parti populaire européen (majoritaires) et les sociaux-démocrates du Parti socialiste européen (minoritaires) afin de rendre le Parlement compétent pour adopter ces réformes.

Un autre os apparaît: pour que ces belles idées prennent corps, il faudrait, entre autres, qu’elles soient partagées par le prochain président de la Commission européenne. Or, le candidat officiel du PSE, le très social-libéral Frans Timmermans, n’a que faire des propositions de Glucksmann. C’est pourquoi ce dernier espère que le Parti socialiste européen présentera une autre candidature, celle du Belge Paul Magnette. Cela fait beaucoup de «si». Le pacte «Finance, Climat et biodiversité» semble bien mal barré.

Il faudrait tout d’abord que Raphaël Glucksmann et ses colistiers soient élus au Parlement européen. Rien n’est moins sûr. Leur liste est créditée dans les sondages de 4 à 6% des intentions de vote. Or, il faut passer le cap des 5% pour envoyer des députés. Il n’y a donc pas encore d’«effet Glucksmann», loin de là. En revanche, son rival François-Xavier Bellamy s’en tire beaucoup mieux. Après un départ calamiteux, ses sondages ont grimpé et se situent entre 15 et 16%, à tel point que Le Figaro et d’autres médias conservateurs le présentent comme sauveur de la droite.

Sur le plan strictement politicien, l’un paraît donc l’emporter sur l’autre, pour le moment. Mais pour en revenir à notre interrogation initiale, en tant qu’intellectuels renommés, ont-ils apporté un souffle nouveau? Ont-ils élevé le débat? En aucun cas. Bellamy débite son filet d’eau tiède comme l’ont fait avant lui des générations d’élus conservateurs. Glucksmann aligne les propositions infaisables pour tenter de donner des couleurs rouges à une gauche social-démocrate atone.

La broyeuse d’idées

Toutefois, il faut leur rendre cette justice, ils ne pouvaient que décevoir. La machinerie électorale broie les grandes idées. Il faut adapter sa rhétorique en fonction des parts de marché à grignoter, lancer des passerelles en vue d’éventuelles alliances avec tout ce que cela comporte de compromis, voire de compromission, adopter des éléments de langage qui doivent tout au marketing et rien à la philosophie. Le combat électoral n’est en aucun cas méprisable. Indispensable au développement de la démocratie, il n’est pas sans noblesse. Mais on ne saurait attendre de lui autre chose qu’une bonne administration quotidienne des êtres et des choses, dans le meilleur des cas.

Pour bien vivre, nous avons besoin de grandes voix qui nous rappellent l’essentiel et qui nous tirent vers le haut. Imaginerait-on Raymond Aron député ou Jean-Paul Sartre, sénateur? Si les intellectuels majeurs de jadis ont élevé le débat politique, c’est qu’ils sont restés sur leur propre terrain sans descendre dans l’arène.

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