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Actuel / L'impossibilité d'une île

Norbert Creutz

13 mars 2019

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Avec «Insulaire», le Lausannois Stéphane Goël signe un documentaire consacré à une île «suisse» au large du Chili. colonisée par un baron bernois et qui se trouve être également celle de... Robinson Crusoé. Où mythe, utopie et réalité se mêlent de manière surprenante. Rencontre.



C'est un cinéaste suisse qui suit son bonhomme de chemin, sans faire de vagues. Une tactique qui semble lui réussir puisqu'elle a permis à Stéphane Goël, 53 ans, de ramener du lointain Océan Pacifique son film le plus ambitieux à ce jour. Un documentaire en format «scope» et avec Mathieu Amalric en guise de narrateur! A force de films de fin observateur local (Prud'hommes, De la cuisine au parlement, Fragments du paradis), on a pu oublier que ce membre du collectif Climage (dont la figure de proue Fernand Melgar vient de claquer la porte avec fracas) avait aussi une fibre plus aventureuse (A l'ouest du Pecos, Que viva Mauricio Demierre!) dans le sillage de divers Helvètes expatriés outre-Atlantique. Le voici qui renoue avec ses débuts dans Insulaire, passionnant essai mêlant histoire et géographie, voire politique. Sur les traces d'un compatriote parti à la fin du XIXe siècle vivre son rêve d'une autre existence, notre cinéaste a fini par rencontrer une île chilienne... également suisse à plus d'un titre.


Bon pour la Tête: Un bon documentaire, c'est d'abord un bon sujet. Qu'est-ce qui vous a mis sur la piste de votre film, l'île Robinson Crusoé ou bien le personnage du baron Alfred von Rodt (1843-1905)? 

Stéphane Goël: Les deux sont venus ensemble, en fait. En 2006, j'ai lu un livre intitulé La véritable histoire de Robinson Crusoé, de Roberto Uztarroz, qui récapitule les différentes théories sur ce qui aurait inspiré Daniel Defoe. Car si la plus connue est celle du naufrage d'un pirate écossais nommé Alexander Selkirk, il y en a d'autres. C'est dans ce livre que j'apprends l'existence de cette île Robinson Crusoé, rebaptisée ainsi par l'Etat chilien en 1966 (une autre un peu plus loin a reçu le nom de Selkirk). Je découvre aussi qu'elle a été colonisée par un aventurier suisse, ce qui éveille ma curiosité. Je me suis donc lancé dans des recherches pour en savoir plus, sans trouver grand-chose: une modeste monographie au Chili et quelques lettres aux Archives de la Bourgeoise de Berne, car Alfred von Rodt était le «mouton noir» d'une grande famille bernoise. D'abord mercenaire malchanceux, estropié, il s'était exilé à l'autre bout du monde et avait saisi l'opportunité offerte par l'Etat chilien de louer cette île déserte et d'en devenir le gouverneur.

Quand vous êtes-vous rendu sur place pour vérifier la faisabilité d'un film? 

En 2008, je suis parti six mois en congé sabbatique en Amérique latine avec ma famille. De passage au Chili, l'idée m'est revenue et j'ai réussi à trouver un avion pour rallier l'île depuis Santiago. Mais ces quelques jour m'ont convaincu qu'il ne subsistait plus assez de traces de von Rodt. Il avait bien laissé une sorte de journal, mais d'un intérêt très limité, et ses descendants, trois-quatre générations plus tard, n'avaient rien à m'apprendre de plus. Alors, j'ai abandonné l'idée et je me suis consacré à d'autres films. Là-dessus est encore arrivé le terrible tsunami de 2010 qui a à moitié détruit l'unique bourgade de l'île, San Juan Bautista...

Qu'est-ce qui vous a donc fait changer d'avis?

Vers 2014, Juan de Rodt, un arrière-petit-fils avec lequel j'étais resté en contact, m'annonce qu'ils sont retournés sur l'île pour rouvrir le bistrot. Il a aussi découvert le «slow food» en Italie qui lui a donné des idées pour une meilleure valorisation de sa principale ressource, les langoustes. Et là, je me dis que c'est incroyable, cet attachement à ce bout de terre hostile qui suscite le même acharnement à des générations d'écart. Le vrai sujet était là, dans ce parallèle entre hier et aujourd'hui. Deux ans plus tard, je retourne sur l'île, cette fois accompagné par deux amis, le scénariste Antoine Jaccoud et l'ethnologue Céline Pernet. Beaucoup de choses avaient changé depuis ma première visite. J'ai été particulièrement frappé par une affirmation identitaire des insulaires descendants des treize familles originelles contre les «plasticos», comme ils appellent les nouveaux venus arrivés à la faveur des aides à la reconstruction. Soudain, Alfred von Rodt était redevenu une figure dont on se réclamait, dont on avait restauré la tombe. C'est durant cette visite que nous avons commencé à vraiment imaginer le film ensemble.

Antoine Jaccoud vous a finalement écrit un texte en forme de discours du baron à ses descendants...

C'est l'idée que nous avons retenu après plusieurs tentatives. Les lettres originales étaient bien trop sèches pour que leur lecture puisse suffire. Il fallait broder, à la fois pour lui rendre un peu de son imaginaire «bigger than life» et pour le ramener à la réalité des échecs successifs de ses entreprises, qu'il n'avait guère relatés. En fait, il est mort assez misérablement après presque trente années passées sur cette île à se battre contre des circonstances défavorables. Pourtant, il en était arrivé à la considérer comme son petit «royaume», et ses habitants comme ses sujets. Dans ses lettres, il en paraît bien plus amoureux que de sa propre femme, une Chilienne qui lui a donné six enfants...

Combien de temps a duré le tournage à proprement parler et comment avez-vous procédé ensuite pour raconter cette «identification d'une île»?

Nous sommes retournés en bateau depuis Valparaiso cette fois et nous avons tourné huit semaines, dans des conditions tout sauf évidentes ne serait-ce que concernant l'électricité. Un tel tournage documentaire comporte de grandes inconnues. Même s'il n'y a pas de véritable scénario, on n'obtient jamais tout ce qu'on espérait. Mais on découvre aussi de nombreuses choses inattendues en cours de route. Et après, plus moyen de se rattraper! Dans un deuxième temps, il faut mettre de l'ordre dans tout ce matériau ramené, identifier les éléments à forte portée symbolique et voir au montage comment construire l'information. Il y avait plusieurs films possibles, du téléfilm style Thalassa ou National Geographic (qui ont d'ailleurs fait des reportages sur «l'île de Robinson») à une rêverie purement subjective. Pour finir, on a beaucoup enlevé de personnages et d'interviews, gommé les individus au profit d'une communauté sur laquelle plane le fantôme du baron. Il y a des séquences dont je suis assez fier, comme celle de l'enterrement ou celle de la chasse au lapin...

Ah oui, les animaux. On en voit un certain nombre, des vaches aux otaries, et vous racontez comment les hommes ont plusieur fois bouleversé l'écosystème fragile de l'île en important des espèces étrangères...

Et ce depuis les premiers découvreurs espagnols qui y ont amené des chèvres pour constituer un stock de nourriture. Quand von Rodt et les siens ont débarqué, il y en avait près de 7000! Aujourd'hui, la biodiversité de l'île, unique au monde, est protégée. Des zones ont été déclarées réserves naturelles, mais ce sont les lapins et les ronces qui envahissent. En fait, malgré la tentation de s'en protéger, il y a toujours des indésirables. La seule solution serait sans doute de chasser tous les humains de l'île...

Au fait, comment les insulaires ont-ils accueilli votre projet et n'ont-ils pas craint qu'il leur amène trop de touristes?

Pour ce qui est du tourisme, pas de danger, du moins pour le moment: les infrastructures très limitées ne permettent pas un tel afflux. Quant à nous, nous avons eu la chance d'arriver au bon moment, en plein dans cette quête identitaire hélvético-insulaire. Je leur ai d'ailleurs amené quelques documents précieux comme les lettres du baron et des photos prises en 1902 par une cousine venue lui rendre visite. Ils nous ont donc accueillis à bras ouverts, et nous ont assez rapidement fait part de leurs soucis.

Les insulaires caresseraient-ils des idées d'autonomie?

C'est ça. Ils sont aujourd'hui dans ce paradoxe d'un désir d'indépendance alors qu'ils se trouvent en réalité dans une dépendance absolue du continent. Une fois par mois, un bateau leur apporte tous les biens de consommation mondialisée d'aujourd'hui. Même des voitures, alors qu'il n'y a que deux kilomètres de route sur toute l'île, qui est très escarpée! Il y a aussi une administration proportionnellement importante, comme souvent dans les îles, et qui dépend directement de l'Etat chilien. Enfin, sans apports extérieurs réguliers, il y aurait sans doute un risque génétique lié à la consanguinité. Bref, à toute petite échelle, ces velléités de se tenir à l'écart du monde ne sont pas sans en rappeler d'autres plus près de nous... Malgré l'éloignement et le dépaysement, on ne peut s'empêcher d'y voir une sorte de miroir.


La bande annonce d'Insulaire:

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