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Actuel / Kohl: l’Europe dans les tripes

Jacques Pilet

30 juin 2017

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Demain, samedi 1er juillet, le Parlement européen rend hommage, une première, à un grand chef d’Etat disparu. Hommage combien mérité. Helmut Kohl est non seulement l’homme de la réunification allemande, il est aussi celui qui a donné une impulsion historique à l’Union européenne. Un témoignage personnel de Jacques Pilet.



Puisse-t-on ne pas retenir de cette fin de vie les sordides péripéties familiales. Une épouse, la seconde, qui a totalement isolé le vieillard handicapé, qui met le grappin sur de précieuses archives, qui interdit au fils du défunt l’accès à la maison où il a vécu son enfance. La virago voulait interdire à Angela Merkel de s’exprimer osant proposer un discours du Hongrois hyper-nationaliste Viktor Orban! Ce qui a bien sûr été refusé. Le président français Emmanuel Macron, le président de la commission européenne, Jean-Claude Junker, auront la parole aux côtés de la chancelière.

Qu’il me soit permis à cette occasion d’évoquer un souvenir personnel fort. J’avais rencontré Helmut Kohl lors du rendez-vous de Frank A. Meyer à Locarno. Je me risquai à lui demander une interview. «Laissez votre nom à mon assistant, nous vous rappellerons.» Formule habituelle pour enterrer une telle demande. Or quelques mois plus tard, surprise, téléphone de Bonn. «Le rendez-vous est fixé.» Le propos formel et enregistré était fort intéressant mais attendu. Une fois le micro rangé, le chancelier voulut poursuivre la conversation en toute simplicité. «Off», comme on dit. Aujourd’hui, l’embargo est levé.

«Savez-vous quel est le seul dirigeant à m'avoir soutenu?»

Le grand bonhomme (1m93) avait l’expression directe, parfois triviale. Ce que ses opposants trouvaient provincial et raillaient sans égard à sa grande culture historique, à son intelligence fulgurante. Pourquoi un tel engagement européen? D'emblée Kohl évoqua son enfance à Ludwigshafen, dans les ruines, le désarroi et le dénuement. Il avait quinze ans en 1945. Tôt choqué, me raconta-t-il, par l’impossibilité alors de franchir le fleuve vers la France et les tracasseries pour passer d’une zone d’occupation à l’autre. Il lui vint peu à peu un profond désir de tout faire que ces frontières soient abolies. Pour que la réconciliation franco-allemande prenne corps. De cette volonté reste l’image iconique où il marche, la main dans la main, avec François Mitterrand.

Mais n’avait-il pas été déçu de constater qu’au moment crucial de la réunification, le président français avait tenté de freiner le mouvement, allant jusqu’à rendre visite aux dirigeants de la RDA enfin de parcours? «Quand on est vraiment amis, on se pardonne quelques coups de griffes», m'avait répondu Kohl en substance. «Et puis il n’était pas le seul à redouter la réunification. Thatcher, c’était pire encore. Savez-vous quel est le seul dirigeant européen qui m’a téléphoné pour me soutenir dans ces jours où tout se jouait? Felipe Gonzalez, le socialiste!»

Gorbatchev vint voir le chancelier à Bonn en novembre 1989, alors que l’on se demandait si les Soviétiques tenteraient d’empêcher le processus et de casser par la force la montée de l’effervescence populaire en Allemagne de l’est. Les deux hommes firent une promenade nocturne le long du Rhin. «C’est à ce moment, rapporta Kohl, que la confiance s’est établie entre nous.» Grâce au chef du Kremlin d’alors, la réunification put avoir lieu sans drames. Mais non, sans dilemmes pour Kohl. Fallait-il aller vite ou progressivement? Fallait-il mettre le mark de l’est à la hauteur du mark de l’ouest? Les décisions tombèrent vite. Elles furent souvent contestées mais à l’échelle de l’histoire, celles-ci se révèlent avoir été les bonnes.

«A quoi est-ce que je pense quand je me réveille dans la nuit? Je vais vous dire… »

D’autres, en revanche, furent malheureuses. L’encouragement à la scission de la Slovénie et de la Croatie au moment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie eut des suites funestes. Ses manœuvres obscures pour financer son parti lui ont fait perdre sa réélection et abîmé son image, en Allemagne du moins.

J’eus alors une question culottée. Ne vous arrive-t-il pas parfois, quand vous vous réveillez dans la nuit, de douter un peu, de vous demander si vous avez vraiment raison ou pas? Kohl fit mine de réfléchir. «A quoi est-ce que je pense quand je me réveille dans la nuit? Je vais vous dire… Je me demande si je peux me lever sans réveiller ma femme et s’il reste au frigo une saucisse dans le reste de choucroute!»

«J'ai bien ri avec votre petit ministre, un bon vivant»

Le Palatin nourrissait pour la Suisse une vieille sympathie que n’a jamais eu Angela Merkel. «Cela date de l’enfance, quand nous recevions des paquets humanitaires avec votre bon chocolat!» Tout au long de son pouvoir, il soigna les relations avec la Confédération. A ce chapitre, il me glissa cette confidence: «Ce n’est pas toujours facile avec les Suisses allemands. Si je reçois une invitation à parler à Zurich, j’hésite. Si je dis oui, ils se diront: il nous parle comme un père de famille, comme si nous en étions. Si je dis non, ils se diront: il est arrogant, nous ne comptons pas pour lui. Avec les francophones, c’est plus simple. Je me souviens d’un de vos ministres, petit et bon vivant, qui m’a entraîné en Valais où nous avons bu en abondance de très bons vins. On a bien ri, on s’est bien entendu…» Merci, Delamuraz!

Plus grave, il ajouta. «Je ne sais pas si vous êtes bien conscients du bonheur que vous avez eu d’échapper aux tragédies du siècle. Vous le devez à la sagesse de vos dirigeants, d’accord, mais convenez que vous avez eu aussi beaucoup de chance.» Cette grande figure de l’histoire portait le destin européen au fond des tripes. Il lâcha ce mot, au moment de se quitter: «Vous, les Suisses, ne tardez pas trop, rejoignez-nous dans l’Union.»



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