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Actuel / Les télécoms sauvent leur peau en pillant la presse

Jacques Pilet

24 juin 2017

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Les deux grands opérateurs de télécoms français (SFR et Bouygues) ont acheté de nombreux journaux et médias. Et voilà qu’ils bradent leurs contenus et celui de bien d’autres titres sur leurs bouquets digitaux. Comment faire du gratuit avec du payant. Comment saborder le journalisme.



On se demandait pourquoi Patrick Drahi, le géant vorace des télécoms, investissait dans la presse traditionnelle (L’Express, Libération, une quinzaine de magazines dont certains sont à nouveau mis en vente). Recherche d’un pouvoir politique? Sans doute. Mais le milliardaire du groupe Altice, résident fiscal en Suisse soit dit en passant, avait autre chose en tête. Il met en ligne dans ses bouquets numériques (14 millions d’abonnés) les contenus de ses titres et de plusieurs autres: 70 journaux et magazines! Cela sans supplément de prix, «pour le moment».

Et que les journalistes se débrouillent!

L’opérateur SFR, fondu avec Altice, (BFM TV) avait bien besoin de cet apport pour retenir ses clients dont le nombre diminue. Son credo, dans son jargon, c’est «la convergence des tuyaux et des contenus». Les dirigeants du groupe expliquent doctement que ce qui s’est passé avec la musique (Spotify, Qobuz, etc.) arrivera à la presse, condamnée au digital quasi gratuit ou très peu cher. Et que les journalistes se débrouillent. Comment ne serait-ce pas tentant de lire tant de titres sur son portable, sa tablette ou son ordi ? Le Figaro, le Parisien, le Journal du dimanche, tous les régionaux, plus une ribambelle de magazines généralistes, de L'Express à Match en passant par Elle, une ribambelle de magazines féminins, culturels, pour jeunes et autres.

Son principal concurrent, Bouygues (groupe TF1) a aussitôt réagi. Opérateur puissant, il compte 12 millions d’abonnés. Lui aussi brade la presse. Il jette sur son bouquet plus de... mille titres français et étrangers! Un autre site propose la diffusion d’un plus grand nombre de titres encore (1600): LeKiosk.com. Mais il est payant (9,99 euros/mois) et le nombre de consultations est limité. Aux dernières nouvelles, Bouygues vient d’en faire une bouchée.

Pour l’instant les deux autres grand des télécoms, Orange qui appartient en partie à l’Etat et Iliad (Free), l’autre géant, propriété du dynamique Xavier Niel, ne se sont pas lancés dans ces opérations de pillage. Jusqu’à quand?

Une ristourne minime

Curieusement peu de voix s’élèvent pour protester contre ces procédés. Mais il en est une de poids. Etienne Gernelle, directeur du magazine Le Point, accuse SFR de «tuer le journalisme de qualité». Il note que la ristourne aux titres «empruntés» est minime, un dixième de la valeur réelle. Cette diffusion sabote en outre les campagnes d’abonnements de chaque titre. «Laissons aux producteurs de "faits alternatifs" et autres ventilateurs à "post-vérité" le privilège de ne rien coûter , lance-t-il avec humour.

Le Monde résiste aussi à la vampirisation. Son directeur, Louis Dreyfus, a déclaré, ce 24 juin, que «c’est une faute stratégique d’aller sur quelque kiosque numérique que ce soit, c’est une destruction de valeur pour l’éditeur qui perd ainsi le contact direct avec ses abonnés».

Et en Suisse?

Pauvre presse française, malmenée de toutes parts, au cœur de tant de jeux de pouvoir. A noter aussi que les opérateurs font une bonne affaire fiscale. Le taux de TVA pour la presse est de 2,1 % pour 20 % normalement. En jonglant avec les comptes internes, leur dû peut donc s’alléger. L’Etat craint de perdre ainsi jusqu’à 500 millions d’euros. Une aubaine pour les géants du digital dont les recettes stagnent: la communication gratuite entre particuliers sur internet concurrence des services autrefois facturés, sans parler de la suppression (sauf en Suisse) des juteuses taxes de roaming.

Cette colossale astuce des télécoms serait-elle possible en Suisse? C’est guère pensable. Parce que les éditeurs y sont plus puissants qu’en France et seraient en position de refuser ce bradage. Parce que Swisscom, dominant nos télécoms, se passe très bien de ces contenus journalistiques. Comme ce groupe semi-public est de surcroît allié à Ringier au sein de l’organisation commerciale Admeira, on le voit mal aller pêcher à l’œil du côté de Blick ou du Temps.

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