Culture / Palerme, l’art de l’accueil
La capitale de la Sicile fait parler d’elle cet été, parce que son maire défie le ministre de l’intérieur italien avec sa politique d’accueil des migrants. Mais aussi parce qu’elle reçoit Manifesta. Et les deux actualités ne sont pas sans rapports. La biennale européenne d’art contemporain nomade offre des clés exceptionnelles pour découvrir une cité où la végétation, l’architecture et même la pâtisserie témoignent de siècles de multiculturalisme.
Dans le crépuscule de Palerme, doucement rythmés par un tambour africain, les discours se succèdent. En ce soir de juin, on ouvre une biennale d’art contemporain atypique et nomade, née à Rotterdam en 1996 et qui, après Saint-Pétersbourg en 2014 et Zurich en 2016, fait halte dans la capitale sicilienne, jusqu’au 4 novembre.
C’est au tour du maire de prendre la parole sur la grande estrade. Leoluca Orlando s’enthousiasme: «Que Manifesta aide ceux qui découvrent Palerme à l’aimer et permette à ceux qui y vivent de l’aimer plus encore». Une fois de plus, il répète qu’un migrant qui arrive à Palerme devient un Palermitain et cette posture d’accueil qui est la sienne depuis longtemps, sonne comme un défi au ministre de l’intérieur italien, qui aujourd'hui refuse l’accès des ports aux navires qui secourent hommes, femmes et enfants à la dérive en Méditerranée. Elle avait déjà abouti, en 2015, lors du congrès «Io sono persona», à la Charte de Palerme qui propose l’abolition du permis de séjour, que Leoluca Orlando considère comme relevant d’un système criminogène, poussant au trafic d’êtres humains.
Certes, ce septuagénaire, qui a cheminé avec la Démocratie chrétienne et l’Italie des valeurs, bénéficie encore de l’aura que lui a conféré son combat contre la mafia dans les années 1990. Reste que ce discours d'ouverture, à l’heure où les extrêmes-droites draguent les populations, ne l’a pas empêché d’être réélu en 2017 pour la cinquième fois, avec 74 % des voix.
La Palerme arabo-normande
L’hospitalité palermitaine a aussi été mise en avant dans le dossier qui a permis à la ville d’obtenir le titre de capitale italienne de la culture pour 2018. Avec l’idée que la culture stimule l’économie et que son absence creuse les inégalités sociales. Cette année culturelle est l’occasion de rappeler les couches d’histoire qui l’ont façonnée, la ville ayant tour à tour été dirigée par les Grecs, les Romains, les Arabes, les Normands…
Vue intérieure de la cathédrale de Monreale, monument de la Palerme arabo-normande. classée au Patrimoine mondial de l’Unesco. © DR
Ainsi, huit églises et palais, ainsi qu’un pont de la région ont été classés au patrimoine mondial de l’Unesco sous l’appellation, à faire blêmir les xénophobes, de Palerme arabo-normande. Ces monuments, souvent époustouflants, tout comme l’opéra ou d’autres , valent largement le voyage pour eux-mêmes. Mais Manifesta invite à plonger plus à fond dans la ville, dans ses couches de réalité, historiques et actuelles, originales et syncrétiques, fantomatiques et vivantes.
La biennale a toujours été attentive au site sur lequel elle se déploie – sinon à quoi bon le nomadisme. Et cette approche a pris encore une autre dimension pour cette édition. Directrice, et cofondatrice, la Néerlandaise Hedwig Fijen, a commandité une étude préliminaire à OMA (Office for Metropolitan Architecture), le bureau d’architecture de Rem Koolhaas à Rotterdam, pour mieux comprendre les réalités de la ville dans toutes leurs complexités. Il en est advenu un ouvrage de 400 pages, très riche, mais aussi très illustré et très accueillant. Palermo Atlas est un outil pour les curateurs, pour les artistes, pour les médiateurs, et pour les visiteurs aussi. Un membre d’OMA, le Sicilien Ippolito Pestellini Laparelli, fait par ailleurs partie de l’équipe de curateurs de Manifesta 12, dans laquelle on trouve aussi Mirjam Varadinis, curatrice suisse connue pour ses expositions au Kunsthaus de Zurich.
Le lieu d’accueil de Manifesta, et son quartier général depuis 2017, se situe dans le quartier historique de la Kalsa, officiellement Mandamento Tribunal. C’est un ancien théâtre, épuré de ses ors d’antan, nommé Garibaldi parce qu’il serait un des lieux d’où le tribun a lancé sa première marche sur Rome en 1862, après une représentation de Roméo et Juliette. Depuis, il y a eu là un cinéma, des combats de boxe, des retours en grâce théâtraux, avec de grands noms comme Emma Dante, Kristian Lupa, Peter Brook ou Wim Wenders, et des vandalismes. Manifesta et la Ville se sont entendus pour qu’ensuite un projet théâtral réinvestisse les lieux.
La Palerme, centre de l’empire
Quelques oeuvres prennent là une place discrète mais en lien avec d’autres événements en ville. C’est le cas de Viva Menilicchi!, une installation de Wu Ming 2 (pseudonyme de l’écrivain bolognais Giovanni Catabridga) liée au colonialisme italien et aux lieux de Palerme qui en portent mémoire; Mussolini voyait dans la ville le centre géographique de l’Empire. Une grande marche populaire de 17 kilomètres aura lieu le 20 octobre, mais d’ici là, la carte proposée dans l’installation permet d’aller découvrir par soi-même.
Parmi les étapes, la Casa del Mutilato, témoin de l’architecture rationaliste, inauguré en 1939. Pendant la biennale, elle abrite une installation de l’Espagnole Cristina Lucas, Unending Lightning, qui documente en images, et fait éclater sur une carte géante, les incessants bombardements de populations civiles depuis le premier en 1911 déjà, pendant la guerre italo-turque. A peine avait-on trouvé le moyen de voler que nous faisions du ciel un enfer.
La Palerme des migrants
Pas très réjouissant comme programme pour des vacances en Sicile? Mais peut-on oublier que cette violence-là jette aujourd’hui encore dans les sables et les vagues de nos voyages de rêve des milliers de migrants? Certaines œuvres de Manifesta se frottent à ces questions très directement.
C’est le cas de la nouvelle installation de Forensic Oceanography, un projet mené depuis 2011 par Lorenzo Pezzani et Charles Heller, qui vit à Genève. Les deux hommes utilisent les technologies les plus modernes pour vérifier les déclarations des diverses autorités des bords de la Méditerranée sur les secours aux embarcations en détresse. Présentés comme des installations artistiques retraçant les événements, leurs travaux n’en sont pas moins utilisés devant des tribunaux. Liquid Violence est à voir au Palazzo Forcella De Seta, un lieu clairement incontournable de Manifesta.
La Palerme des palais
Cette vaste demeure aristocratique du XIXe siècle en front de mer, largement décatie, a accueilli une galerie d’art dans les années 1930. Puis, à une boîte de nuit et une salle de jeux ont succédé une cour de justice administrative et l’association professionnelle des employeurs de la construction. Dans les hautes galeries, dont les restes de peintures et de mosaïques donnent à imaginer le lustre du XIXe siècle, on passera un peu de temps à écouter les intellectuels, tous descendants de peuples colonisés ou d’esclaves, interrogés par Kader Attia dans sa vidéo. L’artiste franco-algérien s’intéresse à la manière dont les corps, et les regards portés sur eux, sont encore pris dans les rets de l’Histoire.
De même, on écoutera les témoignages des trois femmes qui ont fui les violences du nord de l’Irak rencontrées par le Kurde de Turquie Erkan Özgen.
Erkan Özgen - Purple Muslin, 2018. Video, Palazzo Forcella De Seta. © Wolfgang Träger . Manifesta 12 et l’artiste
Autant d’œuvres qui cousinent avec le journalisme, l’enquête, même si on les écoute ici dans d’autres dispositions d’esprit qu’en ouvrant son journal ou un site web. Pour un peu plus de poésie, mais non moins de sens, on repartira avec quelques grains de l’immense tas de sel posé là par la Néerlandaise Patricia Kaersenhout, originaire du Suriname, en mémoire d’une légende des Caraïbes dites des Africains volants.
Patricia Kaersenhout - The Soul of Salt, 2016. © Wolfgang Träger . Manifesta 12 and the artist
Certains esclaves évitaient de manger salé car ils pensaient ainsi s’alléger et pouvoir un jour s’envoler vers l’Afrique. De retour chez soi, on pensera encore à eux, à leurs poignants espoirs, en dissolvant avec le sel, symboliquement, un peu des douleurs passées.
Du Palazzo Forcella de Seta, on peut longer les quais jusqu’au Palazzo Butera, où Goethe a séjourné, qui fut un temps la demeure de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, l’auteur du roman Le Guépard qui a inspiré le film de Visconti. Un entrepreneur du nord, Massimo Valsecchi, tombé amoureux de Palerme et de sa capacité à créer une communauté quand il a découvert la ville, à 70 ans, l’a récemment acheté, grâce à la vente d’un Gerhard Richter dit-on. Il a redonné au palais tout son cachet du XVIIIe pour y installer ses collections d’art, essentiellement contemporain mais aussi antique, dotant ainsi la ville, grâce à un accord avec la municipalité, d’un nouveau musée, sur le point d’ouvrir ses portes.
Le mécène a laissé une aile à disposition de Manifesta. Si ces espaces-là sont encore à rénover, les plafonds peints sont d’ores et déjà assez exceptionnels pour qu’on se brise la nuque à admirer leurs allégories célestes.
La Palerme végétale
Dessous, les œuvres contemporaines présentées sous souvent liées aux arbres. Comme cette installation d’une belle complexité du Zurichois Uriel Orlow qui croise l’histoire de trois arbres liés à des souhaits, des espérances, d’où son nom de Whising Trees. Dans les faubourgs de Palerme, un cyprès aurait été planté par Benoit le More, ou san Benedetto, fils d’esclaves devenu un moine bienveillant au XVIIIe siècle, cuisinier, premier sanctifié noir, saint patron sicilien dont Leoluca Orlando aime à citer l’exemple dans sa lutte contre le racisme. C’est là que l’artiste a enregistré les confidences d’exilés africains qui travaillent comme cuisiniers à Palerme.
Uriel Orlow. Wishing Trees, 2018. © Manifesta 12 et the artist
Devant l’immeuble où habitaient Giovanni Falcone et sa femme Francesca Morvillo, tous deux tués dans l’attentat du 23 mai 1992, s’élève un ficus macrophylla, une espèce impressionnante avec des racines aériennes. A ses pieds sont déposés des centaines de messages, hommages aux victimes et soutiens à la lutte contre la mafia. Le troisième arbre est un vieil olivier près de Syracuse, de l’autre côté de la Sicile, sous lequel aurait été signé l’armistice de 1943.
Les travaux du Palazzo Butera ont par ailleurs permis de retrouver les racines d’un vieil arbre, qui ont fait leurs chemins dans d’anciennes conduites d’eau. Il a été décidé de recouvrir d’une vitre le parcours de la plante, exposé désormais comme un symbole de ténacité. L’arbre est un jacaranda aux fleurs mauves, une de ces essences venues de loin, en l’occurrence du Brésil, dont les grandes familles s’enorgueillissaient, et qui ont aussi fait du Jardin botanique de Palerme un lieu magnifique, joliment exploité par Manifesta.
Créé en 1789 pour des buts scientifiques, le jardin est vite devenu un lieu d’expertise pour les plantes non répertoriées, mais il a aussi servi à expérimenter des cultures coloniales comme le coton ou le palmier dattier. Il est un lieu idéal pour rendre tangible un idéal de multiculturalité, une Sicile où tout peut advenir, croître, se mêler, se recomposer. Ainsi, huit artistes de Manifesta y déploient leurs œuvres.
Alberto Baraya . New Herbs from Palermo and Surroundings. A Sicilian Expedition 2018. © Wolfgang Träger . Manifesta 12 et l’artiste
Le Colombien Alberto Baraya a développé un vaste herbier de plantes artificielles, mises sous verre et présentées dans une ancienne serre. On y trouve des fleurs en tissu, en plastique, en papier, en métal, mais aussi des frutti di martorana, ces fruits en massepain qui rendent si belles les vitrines des pâtisseries, ou des pommes de pin en céramique qu’on voit parfois sur les balcons de la ville mais qu’on trouve surtout dans les boutiques de souvenirs. La pigna étant un symbole de prospérité, de fertilité, et d’accueil. C’est amusant, évocateurs des traditions locales mais aussi plus largement de notre rapport à l’artifice.
Le Toscan Leone Contini enquête depuis de longues années à travers l’Italie sur les activités rurales développées par les communautés rurales, qui apportent de nouvelles méthodes, de nouvelles variétés. Un apport qui vient croiser les tendances des agriculteurs locaux à faire évoluer leur métier en fonction des évolutions climatiques. A Palerme, cela fait une dizaine d’années qu’il recueille, notamment sur les marchés populaires, des histoires de fruits et de légumes d’ici et d’ailleurs qui prennent pour Manifesta la forme d’un jardin expérimental, réalisé avec des jardiniers palermitains aux origines parfois lointaines. Sur des espaliers de bambous poussent des courgettes longues comme des serpents et des gousses d’un violet intense.
Leone Contini. Foreign Farmers, 2018 © DR
Il va de soi qu’on sera passé à côté de tout si l’on se contentait de courir les lieux de Manifesta sans prendre le temps de flâner dans Palerme et ses alentours, le regard enrichi par les points de vue des artistes. Ceux d’aujourd’hui, ceux d’hier aussi, à la manière des organisateurs de la biennale eux-mêmes. Ainsi, prennent-ils à témoin de sa lointaine capacité d’intégration une vue de Palerme peinte par Francesco Lojacono en 1875. Exposée à la Galleria d’Arte Moderna, elle montre une végétation où rien n’est indigène, de l’eucalyptus australien à l’olivier lointainement asiatique et au citronnier introduit par les arabes, devenu si symbolique de la Sicile.
Manifesta se réclame de la pensée de Gilles Clément et de son «jardin planétaire», au point de reprendre le titre de l’ouvrage du jardinier paysagiste français, publié en 1997, comme sous-titre de cette 12e édition, y ajoutant pour appuyer encore le message « Cultiver la coexistence». Gilles Clément par ailleurs présent dans le programme, lié au collectif de paysagistes et urbanistes français Coloco qui développent un jardin avec les habitants de Zen, un quartier moderniste de logements sociaux, excentré. On peut espérer, parce que l’expérience est menée de manière tout à fait modeste et collaborative, que les plantes et les barbecues collectifs remplaceront durablement la terre sèche et les déchets. Peut-être la plus belle oeuvre de Manifesta.
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