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Culture


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Pas facile de parler d’un roman où j’apparais comme personnage secondaire, le Jacques Pilet du «NQ» porté par son engagement pro-européen. Les deux héros s’envoient de méchantes piques à ce sujet. Le mot héros n’est guère adéquat, car François et Franz n’ont rien de flamboyant. Le Romand ne se remet pas de s’être fait larguer par sa femme, l’Alémanique est brouillé avec son travail et ne pense qu’à baiser. Deux personnalités que rien ne devrait rapprocher. Une amitié se noue pourtant entre eux, rugueuse, sans cesse brusquée, qui dure pourtant à travers les heurts.



Patrick Claudet, journaliste aujourd’hui spécialisé dans le tourisme qui a touché aussi au cinéma, fort sérieux dans son allure et sa vie familiale, lâche toutes les brides dans ce livre. Avec le mérite de traiter par la bande deux thèmes très peu abordés. Les différences de mentalités, de tonalités, de comportements entre Suisses francophones et germanophones (ou dialectophones?). Quasiment un tabou. Et par ailleurs les étonnantes formes que peut prendre l’amitié entre hommes. Vaste terrain qui a nourri la littérature, de Cicéron à Montaigne, d’Alexandre Dumas à Max Jacob et tant d’autres. Comme tombé en désuétude depuis que la question du genre l’envahit.

Jeunes encore, François et Franz se côtoient plus qu’ils ne se rencontrent à Londres où ils travaillent à l’aéroport. Dans leur pension ils ne font que se quereller. Le premier ne supporte pas les «Bourbines», selon lui raides, obtus, qui n’ont rien compris à l’Europe. Le second trouve les «Welsches» légers, superficiels, bref pas sérieux. Lorsqu’une vingtaine d’années plus tard, ces deux spécimens helvétiques se retrouvent par hasard, tantôt à Genève, tantôt à Zurich, la cassure autour du vote sur l’EEE s’est éloignée mais leurs regards croisés sur les deux versants, même atténués, n’ont pas vraiment changé.

Ils tentent, sans conviction, de dépasser les clichés ou d’en parler le moins possible, mais ceux-ci rôdent encore et lâchent quelques saillies. Sans doute parce que les stéréotypes caricaturaux ont quelques bribes de réalité. François doit bien constater que son compagnon parle mieux le français que lui l’allemand, qu’il a au moins autant fréquenté la littérature. Quel obstacle y aurait-il donc à une amitié au-delà des différences de culture et de mentalité? Il s’interroge: qu’est-ce donc qui rapproche les Suisses? A ses yeux, plus que l’armée ou la démocratie directe, c’est leur fréquentation à tous de la Migros et de la Coop. A force d’acheter les mêmes produits, ils finissent par se ressembler! Quant à Franz, il reste convaincu que les Alémaniques ont sauvé la Suisse en la distançant de l’Europe mais il admet que les Romands peuvent être efficaces et fréquentables. A tel point que les deux amis «presque parfaits» se rapprochent, sortent en boîte, draguent avec plus ou moins de succès, confrontent leurs histoires houleuses. François fait le malin dans une vente aux enchères pour impressionner une femme. Cela lui coûte cher et c’est Franz qui le tire d’affaire… et se fait virer de son emploi pour avoir abusé de la carte de crédit de l’entreprise. Lui aussi se retrouve largué, mais pas malheureux de cette issue. Sérieux au boulot comme il se doit, mais lassé de vendre des brosses à dents à travers le monde. François, lui, ne se débarrasse pas de l’humiliation subie au départ abrupt de la belle actrice, Carole, qu’il aimait tant.

Les Romands auraient-ils un côté vaguement maso? La question affleure entre les lignes. Après tout ils ont bien avalé les couleuvres du «dimanche noir» de 1992, du mépris de Swissair à l’égard de Genève, d’autres votes où la majorité alémanique a fait la loi, des disparités ferroviaires choquantes, pourrait-on ajouter aujourd’hui. François y a-t-il songé, à cet hypothétique penchant, en rencontrant Sophie, une lettreuse genevoise occupée à une thèse sur «l’émergence d’une tradition sadomasochiste dans la littérature et de son influence sur la représentation de l’acte sexuel dans les arts graphiques»? Avant de s’essayer elle-même à l’usage du fouet, stupéfiant ainsi son compagnon de circonstance, elle lui sert diverses citations érudites, dont celle de Jean-Jacques Rousseau qui, dans les Confessions, parle des fessées reçues dans son enfance: «J’avois trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avoit laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main.»

Jusqu’au bout du roman François traîne son désarroi. En caressant son chat. Franz lui envoie des «bons baisers de Paris». Il est parti pour un long voyage en commençant par La Havane. Son pote l’aurait bien accompagné. Conclusion non formulée dans le livre: si la diversité des mentalités helvétiques vous irrite parfois, si vous tardez à apprécier son attrait, plongez donc outre-frontières. A la rencontre des amis, d’ici, de là et d’ailleurs.


«Un ami presque parfait», Patrick Claudet, Editions de l’Aire, 306 pages.

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