Culture / Stefan Kaegi dans l’urgence théâtrale
Inventeur avec le collectif Rimini Protokoll d’un théâtre qui chamboule les codes de la représentation, Stefan Kaegi récidive avec une création qui contourne ingénieusement les règles de la distanciation. Dans l’envers du décor du théâtre de Vidy, il improvise une ode au théâtre pour rappeler l’urgence de la culture dans nos vies. Rencontre avec un metteur-en-scène en constante création.
Rien de tel qu’une période d’abstinence pour nourrir le désir. Figure majeure du théâtre international, le suisse Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) rallume en premier les feux de la rampe avec “Boîte noire, Théâtre fantôme pour 1 personne”. A l’occasion d’une fermeture de deux ans pour rénovation du théâtre de Vidy, il réussit un formidable tour de passe-passe ludique et poétique: un parcours où le spectateur devient le seul acteur de la pièce en présence d’une kyrielle de fantômes passionnés.
«Le théâtre me manquait pendant le confinement et je trouvais dommage de laisser Vidy vide pendant une si longue période» confiait-t-il à BPLT le soir de la première.
Grand et longiligne, habillé soigneusement, il projette l’image d’un garçon de bonne famille qui vient d’être nommé à la faculté de droit. Mais on comprend très vite ce qui fait de lui un des hommes de théâtre les plus innovateurs de son temps. Le regard en constante vadrouille, le sourire aux lèvres, il absorbe, comme une éponge, tout ce qui l’entoure.
© Philippe Weissbrodt
Combler le vide
Face au report de «Société en chantier» qu’il devait créer à Vidy en mars - et la suspension d’autres productions - Stefan Kaegi s’est laissé inspirer par la corona-fermeture et un déménagement. Il a saisi l’opportunité: construit par Max Bill pour l’exposition universelle de 1967, le bâtiment de Vidy préparait sa mue et se vidait peu à peu. La parade consistait à transposer au théâtre les règles qui, depuis le 11 mai, permettent aux musées en Suisse de faire entrer les visiteurs un à un (pendant que le monde du spectacle tente de se conformer à des directives totalement absurdes, BPLT).
© Philippe Weissbrodt
«Le cauchemar de tout directeur face à une salle vide devenait alors une situation de rêve. C’est si beau un théâtre vide! et quel privilège d’en faire profiter une seule personne à la fois.»
En moins de six semaines, et avec les témoignages enregistrés d’un éventail de fantômes vivants (techniciens, dramaturges, comédiens et comédiennes, politiques, un psychanalyste, metteuses et metteurs-en-scène, dont Yvette Theraulaz, Yvette Jaggi et François Ansermet), il a construit une visite d’une heure vingt à réaliser en solo à cinq minutes d’intervalle. «Action!» Equipé d’écouteurs polyphoniques bluffants, le spectateur chemine dans le laboratoire des souvenirs en compagnie des personnes et personnages qui les racontent.
Dans l’esprit de toutes ses productions qui flirte avec la réalité, la virée à Vidy du grand maître des expériences immersives interpelle et fascine.
«Les espaces habités par les traces du passé deviennent par immersion des lieux hantés. Dans la démarche du collectif, nous explorons les restes archéologiques d’une société en représentation.»
Kaegi avoue avoir freiné l’évacuation des vestiges de plus d’un demi-siècle de pratique théâtrale, où les bananes en plastique se mêlent aux perruques, cuirassés et vieux téléphones. Il nous emmène à travers les équipements qui créent de nouvelles réalités au théâtre (son, lumière, effets); il nous installe face au public sous la lumière aveuglante des projecteurs; il invite à l’expérience.
«Nous construisons des architectures nouvelles très éloignées de la scène à l’italienne.»
Rimini Protokoll
Co-fondé avec Helgard Haug et Daniel Wetzel, le collectif Rimini Protokoll s’aventure depuis 20 ans aux frontières de la réalité et de la fiction, souvent dans des dispositifs très élaborés ou des environnements décalés. Les situations sont concrètes, les sujets sont d’actualité (enfants nomades, les fans de modélisme, les attitudes culturelles face à la mort, les chantiers de construction), dans lesquelles ils mettent en scène ce qu’ils appellent les «experts·es du quotidien», des acteurs non-professionnels qui transposent au théâtre une part de leur vie.
© Philippe Weissbrodt
Les productions de ces infatigables pionniers d’un «théâtre documentaire», qui travaillent parfois individuellement, sont actuellement présentes - sous réserve de déconfinement - à Cologne, Lausanne, Montpellier, Singapour et Wuppertal et se préparent pour Düsseldorf, Munich, Rakvere (Estonie), Singapour, St Pétersbourg, Stuttgart, Basel, Bonn, Hanover et Irkoutsk... C’est dire leur aura.
La Résistance
A Lausanne, avec son «théâtre-fantôme», Kaegi transforme une disparition en un recommencement, comme pour conjurer l’abattement du virus sur le monde du spectacle. Il nous plonge dans une lettre d’amour au théâtre, lui qui, au départ, se destinait aux arts plastiques. Mais il n’aimait pas le rapport fugace à une œuvre qui ne retient l’attention qu’un instant, et se méfie de l’art dans l’espace public qui se veut permanent.
«Ce spectacle, je l’ai conçu comme un questionnement: C’est quoi le théâtre? L’art doit rester éphémère, le théâtre c’est la création de souvenirs. Le temps c’est le métier du théâtre.»
Il cite Brecht: «Si on veut savoir si le théâtre est nécessaire ou pas, il faut l’arrêter un an.»
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