Culture / (Re)localisation au pays du Reblochon
Sur les écrans depuis une semaine, le documentaire français «La Ferme des Bertrand» nous rapproche d'un monde rural trop ignoré. Son grand atout est de travailler sur trois temps, retraçant ainsi cinquante ans d'évolutions dans une ferme d'élevage de Haute-Savoie où – surprise – tout ne va pas si mal. Rencontre avec ses auteurs, Gilles Perret et Marion Richoux.
Depuis un bon quart de siècle qu'il tourne, Gilles Perret a des valeurs bien ancrées, de l'endurance à revendre et de la suite dans les idées. C'est sans doute la clé de son succès, encore relativement rare dans le domaine du cinéma documentaire en France. Depuis son hameau de Quincy (commune de Mieussy) niché derrière le Môle, une montagne bien connue des habitants du bout du Léman, il mène une carrière unique en son genre, qui prouve qu'on peut traiter du global à partir du local. En témoignent une vingtaine de titres, dont une dizaine de longs-métrages de Ma Mondialisation (2006), sur l'industrie du décolletage dans la vallée de l'Arve toute proche, à deux films récents avec le député Insoumis François Ruffin (J'veux du soleil! et Debout les femmes!).
Après un premier détour par la fiction tenté avec l'aide de sa compagne Marion Richoux, Reprise en main (ancré dans cette même réalité ouvrière, avec Pierre Deladonchamps et Laetitia Dosch), le voici qui revient au sujet de son premier film, Trois frères pour une vie (1999), portrait de paysans de son village. A l'époque, les trois frères restés célibataires étaient sur le point de transmettre leur exploitation laitière d’une centaine de bêtes à un neveu et son épouse. 25 ans plus tard, c'est cette dernière qui se prépare à la retraite, bientôt remplacée par des robots...
Riche idée que cette mise en regard entre hier et aujourd'hui, qui parle de pénibilité et de progrès, de sacrifices et de transmission, d'une vie de labeur comme on ne l'imagine plus guère. Simple et direct, mais réalisé dans une relation de proximité et de confiance rares, La Ferme des Bertrand n'en est que plus frappant, tout en abordant nombre de questions cruciales d'aujourd'hui. Entretien.
Le réalisateur Gilles Perret. © DR
Norbert Creutz: Félicitations, La Ferme des Bertrand est votre plus gros succès à ce jour en France et le premier film à décrocher une vraie distribution en Suisse, via Filmccoopi Zurich...
Gilles Perret: En effet, et c'est assez inespéré! Il faut dire que la crise agricole actuelle nous a donné un sacré coup de pouce, même si le film ne parle bien sûr pas directement de ça. Soudain, j'ai eu accès à des médias qui ne s'étaient jamais intéressés à mon travail jusqu'ici. Et le bouche-à-oreille a particulièrement bien fonctionné. En France, on approche les 250'000 spectateurs, alors que d'habitude, je me situe dans une fourchette entre 100'000 et 200'000. Et pour la Suisse, tout finit par arriver. En fait, même en restant très local, j'aspire toujours à une forme d'universalité. Et les retours dans les débats qu'on a pu faire entre Bulle, La Chaux-de-Fonds ou Morges prouvent que la réalité des paysans d'ici n'est pas si différente.
Vous-même n'êtes pas d'une famille paysanne, mais ouvrière. Pourtant, vous revenez ici sur des gens que vous aviez déjà filmés à vos débuts?
GP: A l'époque, c'était juste la réalité que j'avais sous les yeux: j'ai grandi à 80 mètres de cette ferme! Depuis tout petit je suis monté sur le tracteur des frères Bertrand et je dois avoir passé des centaines d'heures avec eux. J'avais donc profité de cette proximité pour essayer de réaliser un film qui leur corresponde vraiment, qui soit attentif à leurs gestes et à leur façon de s'exprimer, en montrant que ce sont des gens qui ont su se projeter dans l'avenir. Pour la nouvelle génération, que j'ai connue comme bébés, le regard s'est un peu inversé, puisque là, c'est moi l'aîné.
Marion Richoux: De mon côté, je suis d'Annecy. J'ai fait des études de cinéma et j'ai travaillé à la Cinémathèque des Pays de Savoie et de l'Ain. Je connaissais ce premier film de Gilles, Trois frères pour une vie, dont la frontalité m'avait frappée mais qui n'avait presque pas eu de visibilité. Je me disais que c'était dommage et quand, après Reprise en main, on a cherché quel serait le projet suivant, j'ai proposé d'y revenir. C'était l'occasion de parler de tout ce qui avait changé depuis.
GP: En fait, tout est parti de Suisse, parce que ce premier film autoproduit a été primé au Festival du film alpin des Diablerets et de ce fait, acheté pour une version raccourcie par la TSR. C'est cet achat qui a lancé la machine...
On voit aussi dans le film une achive TV en noir et blanc avec les trois frères, Jean, Joseph et André, en 1972. D'où provient-elle?
GP: Elle figurait déjà dans le film de 1999. Je m'étais souvenu de l'événement qu'avait été la venue de la télé dans notre hameau – je devais avoir 4 ou 5 ans – et j'étais donc parti à sa recherche. Avant l'apparation de reportages télévisés plus formatés, c'était une sorte d'émission de promotion rurale à l'intention des paysans eux-mêmes, diffusée sur un créneau spécifique de FR3. Retrouver ça n'a pas été une mince affaire!
MR: En fait, je pense que ces images ont aussi influencé Gilles dans sa manière de faire. On y sent une approche bienveillante, pas intimidante, qui laisse un vrai temps de parole et permet d'aborder des questions existentielles tout sauf évidentes.
GP: A l'époque, j'avais encore tout à apprendre. Je me suis formé sur le tas, avec une approche très télé-journalistique. C'est intuitivement que j'ai découvert qu'en me plaçant à hauteur d'homme, dans une interaction naturelle et sans pression, cela fonctionnait mieux. Dès qu'il y a trop de gens, ça peut devenir le bazar. Depuis, j'ai continué de tout faire tout seul, l'image et le son – sauf pour des scènes de groupe où il faut forcément une perche. Ce qu'on perd en qualité technique, on le gagne largement en termes de prise de parole et de réactivité.
A l'encontre de la crise agricole actuelle, on découvre ici une agriculture de montagne qui s'en sort plutôt bien. D'où peut-être votre film le moins militant à ce jour!
GP: C'est vrai. Contre les discours politiques qui simplifient, cela rappelle qu'il existe en France beaucoup de réalités rurales très différentes. Ici, derrière les trois frères qui ont souffert pour tout mettre en place, on a une génération qui a vraiment choisi ce métier et qui en vit bien, parvenant à réinvestir sans surendettement. A priori, on peut ne pas voir la robotisation de la traite d'un très bon œil, mais de leur point de vue c'est un réel progrès. Leur modèle fonctionne bien, sous la protection de l'AOC Reblochon. Car il faut se rendre compte que c'est grâce à elle que leur lait est payé deux fois plus cher qu'un lait de plaine, qui lui est en concurrence avec d'autres laits européens.... Même si ce n'est pas explicite dans le film, je tiens à ramener cette dimension politique dans les débats. Alors que de nombreux paysans clament qu'ils veulent moins de règles, surtout environnementales, ici, ce sont bien les règles contraignantes édictées par l'AOC qui les protègent!
MR: C'est un film où il y a beaucoup de thèmes sous-jacents, en particulier du fait que tout est appréhendé sur le temps long. Le montage non-chronologique, qui fait des retours dans le passé, permet de se rendre compte de tout ce qui a évolué. Cadré sous le même angle, le paysage n'a peut-être pas changé, mais on voit la ferme se moderniser, le travail se mécaniser, les gens prendre de l'âge et la vie passer...
Tout documentaire est forcément sélectif. Ici, on se demande ce que ces paysans font à part travailler du matin au soir. Il n'y a donc pas de place pour d'autres passions?
GP: Les trois frères n'ont pas vraiment connu de loisirs, encore moins pris de vacances. Et l'heure de la retraite arrivée, ils n'en manifestent pas le désir. Mais c'était des gens étonnamment érudits et intéressés, capables de discuter d'autres sujets que juste leur travail! Le grand-père était un grand lecteur et il leur avait transmis ça. André, celui qui est encore en vie et qui tire un bilan plutôt amer de leur existence, sans femmes pour la partager, lit toujours le Courrier International! Ils ont aussi un peu regardé la TV, même si on ne la voit pas: elle était cachée dans un coin sous un tissu, dans cet intérieur d'une totale austérité.
MR: Il a bien fallu se focaliser sur la ferme, la question de sa survie économique et de sa transmission. Si la nouvelle génération est parvenue à prendre sa place dans le film, ce n'était pas du tout évident au début, face à des personnages tels que ces trois oncles! Au bout du compte, malgré les inévitables «oublis», ils se sont tous déclarés satisfaits de l'image qu'on donne du métier. Même le vieil André, en général si négatif.
Les thèmes du regroupement des terres, de la construction galopante, de l'écologie et du réchauffement climatique sont juste effleurés. Que peut-on en dire?
GP: Le regroupement foncier s'est fait naturellement, en parallèle à la mécanisation. A présent, les Bertrand possèdent la moitié des terres à Quincy et gèrent tout le reste. Mais si le hameau est resté inchangé, au contraire d'autres villages de la même commune où la population a doublé, c'est bien grâce à son classement comme terrain agricole. Encore une règle salutaire! Parce qu'entre l'industrie de la vallée de l'Arve, le tourisme et la proximité de Genève, la pression démographique est très forte dans la région. Sans même parler des résidences secondaires...
MR: Même si André paraît se moquer de ces écologistes citadins, il faut aussi voir que dans la pratique, on trouverait difficilement plus vertueux que lui! En termes de bilan carbone, on est tous loin derrière, même si la nouvelle génération n'en est évidemment plus là non plus. Dans le film, on voit encore comment l'entretien du paysage et le bien-être de leurs vaches leur ont toujours tenu à cœur. Comme quoi les paysans ne sont pas forcément les ennemis de l'écologie.
GP: Quant au réchauffement climatique, je dirais qu'ils ne sont pas dans la panique, plutôt dans l'anticipation. Les foins se font déjà plus tôt dans l'année et les retours à l'étable plus tard. Alors, ils se préparent à des années avec «deux hivers»: c'est-à dire qu'en plein été aussi il va falloir rentrer les vaches pendant un ou deux mois. Cela paraît inéluctable quand on voit toute la neige qui a déjà disparu en hiver, les pics de chaleur et la sécheresse qui commence à s'installer en été. En fait, il me semble que nous sommes plutôt plus inquiets qu'eux: trente degrés en avril l'autre jour à Morges, ce n'est pas vraiment rassurant!
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