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Culture / Le Prix Veillon, aux origines d’une ardeur européenne

Anna Lietti

1 octobre 2020

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Le 5 octobre à Lausanne, le Prix Européen de l’Essai sera remis à l’italien Alessandro Baricco pour «The Game». La récompense remise par la Fondation Veillon a 42 ans sous cette forme, mais avant elle, il y avait un prix littéraire décliné en quatre langues et avant encore, un petit Journal pas banal fondé par Charles Veillon, patron éthique et fervent défenseur d’une fédération européenne. Plongée historique.



Octobre 1944. Le premier numéro du Journal de la maison Charles Veillon sort de presseNon, pas le catalogue d’articles «de confection» déjà célèbre et en pleine croissance malgré l’économie de guerre. Un journal en plus du catalogue, parce que «nos besoins ne sont pas de pain seulement», écrit Charles Veillon dans l’éditorial. Si l’on cherche les origines du Prix Européen de l’Essai qui porte son nom, et dont la cuvée 2020 récompense le romancier et essayiste italien Alessandro Baricco, c’est jusqu’à cet étonnant petit Journal qu’il faut remonter.

L’entreprise de vente par correspondance s’est installée à Lausanne un an plut tôt après s’être définitivement émancipée de l’entité d’origine, la chaux-de fonnière Girard et Cie. Charles Veillon, 44 ans, ex-employé devenu associé, est désormais seul à la barre.

Le premier numéro de son Journal est modeste par sa taille − huit pages en format carte postale. Mais, édité en français, en allemand, et bientôt en italien − il affirme clairement son son originalité et ses ambitions: il veut «créer un lien entre notre clientèle, nos amis et nous. Il vous apportera chaque mois une nourriture spirituelle qui, espérons-nous, vous intéressera et vous permettra en même temps de vous présenter certains articles particulièrement favorables pour la saison.»

Intellectuels et commerçants

C’est ainsi que l’opuscule inaugure la singulière coexistance des «articles de confection» et des textes d’auteur. Charles Veillon, qui regrette ne n’avoir pas pu faire d’études, a réussi son pari: réunir le travail des «intellectuels» et de «ceux qu’on appelle dédaigneusement "les commerçants"». Il s’est aussi ouvert un espace éditorial où, mois après mois, il affirmera sa foi, imprégnée d’éthique protestante, dans le dialogue et les valeurs humanistes. Sa forte conviction européenne en découle: il croit à une Europe fédéraliste et plurilingue comme la Suisse. «Nous vivons dans l’Europe et de l’Europe. Il serait vain de croire que les frontières des pays auront à l’avenir quelque importance…» (juillet août 1948)

Quand on feuillette aujourd’hui cet étonnant Journal, on se dit que Charles Veillon était un génie visionnaire du marketing. Convoquer la culture pour faire rejaillir son prestige sur ce qu’on a à vendre, n’est-ce pas ce que les stratèges du capitalisme n’ont cessé de développer depuis? Sans nier la créativité commerciale de son père, Pascal Veillon, pasteur à la retraite et président du jury du Prix européen de l’essai jusqu’en 2016, suggère d’autres pistes. D’abord, une certaine «honte» de l’argent bien protestante: «Mon père aimait son entreprise, mais l’abondance le gênait moralement. Il se sentait en devoir de partager, ce qui l’a rendu actif aussi dans le mécénat.» Mais il y a surtout cette ardeur à penser le vivre ensemble et à partager ses convictions: à l’inverse des apparences, c’est la marchandise (et la puissance de diffusion du catalogue) dont Charles Veillon s’est servi pour «vendre» des réflexions et des idées.

D’où lui venait-elle, cette ardeur à penser au-delà de ses montagnes? Né à Bâle, Charles Veillon avait, plus que ses compatriotes, vu la guerre de près. Dans le sillage du parcours professionnel de son père, raconte l’historien François Jéquier dans un livre consacré à l’entrepreneur*, il se retrouve en août 1914 dans le nord de la France, près de la frontière belge. Après avoir été accueilli à l’école comme le «sale Suisse» qui parle allemand, il est entrainé avec sa famille dans le grand exil de civils connu comme «la retraite de Charleroi». Puis ce sera Paris et Montmorency, où il fera la connaissance d’André Girard, chrétien engagé, futur beau-père et originaire du Locle où prospère la maison familiale «de vente par abonnement». Quand Charles s’installe avec sa femme Rose-Marie près de la succursale de la Chaux-de-Fonds, en 1925, sa sensibilité éthique et politique est déjà nourrie.  

Du Journal aux Prix

Mais revenons au Journal. Dans les milieux littéraires de l’époque, tout le monde ne s’est pas précipité pour «mettre son talent à disposition d’une maison de commerce». Mais autour de Géa Augsbourg, illustrateur et rédacteur en chef de l’édition romande, les signatures prestigieuses n’ont pas manqué. Dans le troisième numéro déjà, Charles-Albert Cingria inaugure une collaboration au long cours qui lui inspirera notamment une série de reportages en Suisse: la ville de Fribourg, la «tranche de route» entre Lausanne et Genève..

Parmi les plumes présentes, on trouve aussi Maurice Zermatten, Pierre Seghers, André Chamson, Jean Audiberti, Paul Budry. La consécration de la démarche vient en 1954, dans un article de la Gazette de Lausanne: «Il y a quelques temps, notre journal a ouvert une enquête sur la carence d’une revue littéraire de la Suisse Romande. Sera-t-il permis à un profane de pénétrer dans le temple pour proclamer que nous en avons déjà une, qui est dans sa onzième année? C’est le Journal de la maison Charles Veillon…»

De là à créer un prix littéraire, il n’y avait qu’un pas. L’inventif entrepreneur le franchit en 1948. Le premier Prix Charles Veillon consacre, avec La Maison de feu de Pierre Gamarra, un roman en français. Mais déjà, le jury est international (suisse, belge et français), dans une optique européenne affichée: «A la suite des innombrables souffrances provoquées par les deux guerres successives, il m’apparaît toujours plus clairement que tous les efforts qui se feront pour rapprocher les nations ou les races doivent être soutenus.»

Dans les années qui suivent, le prix prendra toute son ampleur internationale. Il deviendra plurilingue − une rareté encore aujourd’hui − et récompensera aussi des œuvres en italien, allemand et romanche: «Il devient urgent d’affirmer nos liens spirituels au-delà des frontières politiques et nécessaire de lutter aussi contre les nationalismes stériles…» écrit, inlassable, le fondateur. Pascal Veillon se souvient: «Il y avait un jury par langue et, en leur sein, des personnes qui avaient vécu la guerre dramatiquement. Le simple fait d’arriver à les réunir pour la cérémonie était une victoire en soi.»

Du roman à l’essai

Après la mort du fondateur en 1971, le prix se transforme tout en restant fidèle à l’esprit d’origine: la multiplication des récompenses littéraires pousse la Fondation nouvellement créée à privilégier l’essai, «un genre peu soutenu, à la fois dans le monde académique et dans les librairies», remarque Cyril Veillon, fils de Pascal et président du Jury depuis 2016. L’option du plurilinguisme s’étend à toutes les langues, sans limites aucune sinon celle de la compétence du jury, lui-même plurilingue et désormais unique.

En font partie notamment de l’ancien directeur du CICR Jean-Pierre Hocké, le germaniste Hubert Thüring, la journaliste Joelle Kunz ou le sociologue d'origine italienne Franceso Panese. Ce dernier commente le choix du jury cette année: "Alessandro Baricco fait une sorte d’histoire naturelle du numérique et nous montre que ce n’est pas la technique qui détermine les mentalités, mais l’inverse." Le livre a en outre deux qualités primordiales, ajoute le professeur lausannois: «Sa forme narrative très accessible et élégante» et le fait qu’il élabore «des propositions pour un meilleur vivre ensemble.» On n’appellera plus ça «une nourriture spirituelle ». Mais l’esprit du patron éthique est bien là.


*Charles Veillon (1900-1971) Essai sur l’émergence d’une éthique patronale. François Jéquier, Société d’études en matière d’histoire économique, Zurich 1985

**The Game, Alessandro Baricco, Gallimard, 2019

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