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Culture / L’art brut passe aussi par l’écrit


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Deux livres récents de Lucienne Peiry, ancienne directrice du Musée de l’Art brut de Lausanne, en éclairent un pan jusqu’à présent négligé, celui des écrits accompagnant la production plastique.



Le Livre de pierre, paru aux éditions Allia, décrit l’une des œuvres les plus stupéfiantes de l’Art brut. Fernando Nannetti (1927-1994) est arrêté en 1956, il a 29 ans, pour outrage à agent. Interné, il est diagnostiqué schizophrène. Deux ans plus tard, il est condamné à la réclusion et enfermé dans l’un des bâtiments de la très vaste cité psychiatrique, et pénitencier, de Volterra, en Toscane. Solitaire et taciturne, il n’adresse la parole à personne et ne noue aucun contact.

Pendant neuf ans, il grave les murs extérieurs de l’institution à l’aide de la pointe de la boucle de son gilet d’uniforme réglementaire. Sur cette roche cimentée, difficile à entailler, avec un instrument aussi dérisoire qu’un ardillon, il réalise une fresque de 70 mètres de long! Et s’il a laissé des  pans de murs vierges de ses pictogrammes, c’est parce que ce sont les espaces qu’occupaient les épaules de ses congénères catatoniques, assis sur les bancs adossés aux murs.

C’est avec une patience admirable et une grande ténacité que Lucienne Peiry est parvenue à élucider certains segments de ces inscriptions, longue autobiographie fantasmée, à travers laquelle Nannetti se créait une nouvelle identité. «Comme * un * Papillon * Libre * je suis * Tout * le * Monde * est à moi et * tous * je fais * Rêver», écrivait-il. Dans l’obligation de rédiger sous les yeux de tous, le diariste invente une stratégie pour dissuader les éventuels lecteurs et préserver sa sphère privée. Il écrit dans tous les sens. Côté contenu, il aborde surtout l’espace stellaire, (le Soleil, Saturne, Mercure, Mars), et l’univers souterrain, proche des entrailles de la Terre (le cuivre, l’acier, le laiton, l’argent). Les relations qu’il entretient avec le cosmos lui octroyant ainsi une présence ubiquitaire et un pouvoir absolu, nous dit aussi l’auteur.

Une somme et une date

Ecrits d’art brut, Graphomanes extravagants paru au Seuil est une somme qui marque aussi une date, en proposant pour la première fois une anthologie d’écrits bruts considérés en tant qu’œuvres d’art. C’est donc un livre contenant de nombreuses reproductions en couleurs, des transcriptions et des traductions de textes de 130 artistes de toutes nationalités et origines.

Missives pleines de rage, lettres d’amour, de révolte, dénonciations, plaidoyers véhéments, prières insensées, journaux intimes, proses délirantes et grimoires, tracés sur une foultitude de supports, dessinés, peints, gravés, brodés, tricotés, crochetés, la plupart de ces écrits ont été produits à huis clos dans l’enceinte d’institutions psychiatriques. Calligraphiés, enluminés, griffonnés à la hâte, écrit compulsivement, mélangeant dessins et lettres, hiéroglyphes, fleurs, oiseaux, figures humaines stylisées, ils peuvent être adressés à des directeurs d’établissement, à des chefs d’Etat ou à Dieu lui-même, témoigner de vies imaginatives multiples, de persécutions imaginaires ou réelles, d’une ascendance prestigieuse ignorée de tous, transcender, à coups d’hallucinations vengeresses et réparatrices, une existence sur laquelle on n’a plus aucune prise. Le verbe de tous ces déclassés, de ces autodidactes, de ces marginaux, de ces exclus sociaux, de ces refoulés du corps social, passe par une espèce de transe, non seulement mentale mais aussi physique Le signe et le sens se confondent. C’est compulsif, nécessaire, sans recul et d’une richesse inouïe qui reste encore largement à explorer.

Oui, leurs géniales anomalies éclairent notre pauvre et misérable pathologie consensuelle, comme l’écrivait en 1979 Michel Thévoz, le premier conservateur de la collection d’Art brut offerte dans les années 70 par Jean Dubuffet à la ville de Lausanne. L’inventivité, la désinhibition, la profusion, la surenchère, la fusion du verbe et de l’image de ces graphomanes parlent puissamment à notre propre refoulé. Leur impérieuse nécessité de s’exprimer parcourt un monde de forme d’une richesse inépuisable. Monde qui parfois n’est pas sans faire penser à l’œuvre écrite et dessinée d’Henri Michaux, à celle d’Antonin Artaud, aux calligrammes d’Apollinaire, aux dessins de Victor Hugo ou encore à l’écriture débridée de François Rabelais.  

Leurs récits peuvent se déployer sur des drapeaux votifs brodés ou rester enfermés, cachés sous un matelas dans une correspondance secrète avec des entités mystérieuses. Ils peuvent être dus à des inspirés, des prophètes, à la spirite Laure Pigeon, à Jeanne Tripier la «justicière en chef planétaire», à des messagers divins, à des inventeurs de langues inédites, à des créateurs de prototypes de nouvelles machines, ou encore à Melvin Way, afro-américain fasciné par les formules algébriques, il reste qu’ils ne sont jamais gratuits, toujours nécessaires.

Dans les 130 artistes représentés dans cet ouvrage, les uns ont été découverts par Jean Dubuffet dans les années 1940-1970, et d'autres plus récemment. Ils proviennent de plusieurs pays d'Europe ainsi que du Brésil, d'Indonésie et des Etats-Unis. Beaucoup d'entre eux sont publiés en français pour la première fois et les œuvres qui figurent dans ce recueil proviennent d'une trentaine de musées ainsi que de collections publiques et privées d'Europe, du Brésil et des Etats-Unis.

Exemples

Samuel Daiber (1901-1983)

Il me faut un passeport Suisse Neuchâtel iel-Wautre
Montmirail d’enceintance. c’est mon acte d’origine. Je m’op-
pose à l’objectivité depuis Perreux ou d’ailleurs qui s’oppose
à moi, à ma personnagité, personnalité.
Je Veux être seul, tout seul. Je demande
Comande à sortir de ce Perreux, à le quitter ; je ne veux pas
que l’on le perpétue. Je m’oppose à ce que l’on me conduise,
que l’on m’enfermeture de nouveau, en, dans un Hospice ;
je ne veux pas. on est pas chez soit. Et le temps fuit e raya-
ment. Et je ne veux pas que l’on m’impose un FRmier qui
prenne, qui s’empare de ma Place Ligne Rang Position. Je ne
veux pas que l’on me rature de la circulatut, circulation
que tous, toutes, tout ont droit.

Aimable Jayet  (1883-1953)

Le canalantibestiales unilaterales vins
le canalbilaterales mortes morts vies
les amis chaudiers ouvriers in rmes
les amies chaudières cresson de fontaine les amis chauds guerres chauvins

les amies chaudes pise au pot de nuits Les amis Baudelique cimetières
les amies chaud vix reines de Bidet
Les amis lanternes billets de logements les amies chaudes blouses Blanches

Les mains qui étreignes les violons
les mains qui violons les bois
Les autels des grands coq eches
Les presbytères demoiselles les Mystères Les mains grains des chapelets

Je vous salues Maries plaines de grasses.

Gustav Mesmer (1903-1994)

Puisses Tu une fois Voler ! monte sur une colline.
Monte dans les altitudes
ah serait-Ce pour Toi si beau être aussi libre que les oiseaux, passer aussi dans le soleil

le dernier espace de la terre
comme nature en oraison.
Quand je plane dans les airs
Quelle délicieuse sensation
notre souhait de l’humanité est exaucé il nous reste plus qu’à ressusciter L’espace de l’air encore libre pour Toi, Imagine Toi vite une paire d’ailes

elles devraient Te porter libre
Tu pourrais planer dans les airs Ah quelle joie serait-ce pour toi!



Lucienne Peiry, «Le livre de pierre», Editions Allia, 80 pages.


Lucienne Peiry, «Ecrits d’art brut, Graphomanes extravagants», Editions du Seuil, 288 pages.

Lucienne Peiry organise une exposition intitulée «Ecrits d’Art Brut – Extravagances Langagières», du 20 octobre 2021 au 23 janvier 2022 au Musée Tinguely de Bâle.

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