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Culture / Georgette ou le joyeux Alzheimer

Anna Lietti

18 septembre 2019

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Votre vieille maman a perdu la tête? D’accord. Mais dans son délire, elle n’est probablement pas si malheureuse que ça. C’est le message véhiculé par un court métrage profondément original, à la fois poétique et didactique, qui vous embarque dans la tête d’une femme atteinte d’Alzheimer. L’auteur d’«Avant loubli», Ferenc Rakoczy, est à la fois psychiatre, cinéaste et fils d’une malade au long cours. Bienvenue en terrain d’aventures hors catégories. Avec vue apaisante sur symptômes anxiogènes.



«J’adore aller voir ma mère en EMS. Une fois qu’on a traversé le mur de la compassion, on se marre!» Ferenc Rakoczy est psychiatre et psychothérapeute, mais aussi poète et cinéaste. C’est grâce à cette hétéroclyte boîte à outils qu’il a pu réaliser Avant l’oubli, court métrage inclassable, désormais disponible sur le web (voir ci-dessous), sur la maladie d’Alzheimer: un film de fiction avec de vrais gens, à la fois poétique, documenté et étonnamment souriant.

Mais la véritable source du film – et de son sourire inspirant – c’est, dit-il, son vécu familial. La mère de ce médecin lausannois navigue en effet en haute mer de démence depuis plus de dix ans et c’est en vivant l’expérience du proche aidant que Rakoczy a compris: «Le regard de pitié et d’effroi que nous jetons sur cette maladie nous obscurcit la vue et nous empêche de voir la personne telle qu’elle est. Si on parvient à passer au-delà, on s’aperçoit qu’elle n’est pas si malheureuse que ça.»

C’est pour le faire savoir, pour promouvoir une image moins tragique d’une maladie devenue obsédante, qu’est né Avant l’oubli: «Georgette, mon personnage, erre, la nuit, dans la ville et surtout dans le labyrinthe de sa propre nuit intérieure. Elle a des hallucinations, elle est dans un autre monde. Mais un monde qui n’est pas aussi terrible qu’on pourrait le penser.»

Ferenc Rackoczy (au premier plan) en tournage avec Karim Trabelsi, directeur image. © Philippe Stragiotti

Audace de la fiction, parti pris du cinéaste: c’est du point de vue de la vieille dame errante que la déambulation est filmée et c’est son monologue intérieur que l’on entend en «voix off». L’Alzheimer comme si vous y étiez, en quelque sorte. C’est culotté, mais étayé par le savoir psychiatrique de l’auteur. Et plus efficace qu’une explication strictement médicale pour comprendre ce qui se cache derrière ces symptômes si effrayants auxquels tant de proches sont confrontés.

En prenant appui sur les aventures de Georgette, nous avons demandé à Ferenc Rakoczy de commenter quelques-uns de ces symptômes, comme médecin et comme proche aidant.

La désorientation spatio-temporelle

Georgette téléphone à son fils en pleine nuit – «Mais maman, tu sais quelle heure il est? Tu raccroches et tu vas te coucher, d’accord?». Elle ne l’écoute pas, décide de sortir acheter du pain et se perd dans Lausanne («Il y a vraiment peu de gens dans cette ville. Où est-ce qu’ils sont tous passés? […] Je ne reconnais plus rien»).

Rakoczy: «Ce qu’on appelle les turbulences nocturnes sont très typiques de la maladie d’Alzheimer, dès son début. Pour les proches de la personne atteinte, c’est non seulement épuisant mais aussi très frustrant car il leur est impossible de lui faire entendre raison. Elle les entend lui dire que c’est la nuit mais son cerveau ne fait pas le lien avec sa croyance qu’il fait jour: elle hallucine le jour.» 

Plus généralement, Georgette a perdu tout repère spatio-temporel, extérieur comme intérieur: «Les parties d’elles sont dissociées les unes des autres. Le principe qui la régit, c’est l’errance.»

Mais une errance la plupart du temps sans souffrance: «Tant que les personnes déambulent, l’anxiété est sous contrôle. Car elles ne déambulent pas dans le vide! Il y a toujours un déroulé, une aventure intérieure. Dans l’EMS de ma mère, je connais une dame qui passe constamment de village en village pour aller retrouver ses cousines.»

Le pire pour elle serait d’être enfermée dans sa chambre. Mais ce couloir d’EMS qui nous paraît si déprimant remplit fort honnêtement, pour elle, la fonction de route cantonale imaginaire.

Les fausses reconnaissances

Au cours de son errance, Georgette croise son petit-fils, qu’elle prend pour son fils – «Il dit qu’il est Marc, est-ce qu’il est bien sûr?»

«Sa perception est troublée (agnosie visuelle), elle voit le garçon mais ne le reconnaît pas», explique le psychiatre. Comme tant d’autres proches aidants, ce dernier vit cette situation avec sa mère, qui le prend tantôt pour sa propre mère, son mari, son frère. Mais étonnamment, il raconte cela en riant. Comment se fait-il que ça ne l’angoisse pas? «Le trouble qui affecte ma mère est cognitif. Mais émotionnellement, je sens bien que sa mémoire est intacte et que nos êtres profonds restent reliés, dans un lien sans ambiguïté: au niveau des émotions, il n’y a pas de lézard entre nous!»

S’il y en avait un, il serait préexistant à la maladie. «L’épreuve de l’Alzheimer, c’est que l’être est à nu. On ne peut plus se raconter d’histoires et vivre, comme dit Heidegger, 'dans l’oubli de l’être'. Les masques tombent.», Dans certaines circonstances relationnelles, le résultat du strip-tease peut être brutal.

Le compagnon imaginaire

Ici et là, sur son chemin, Georgette voit apparaitre un homme qu’elle reconnait («C’est Daniel? Il ressemble tellement à Daniel! Mais qu’est-ce qu’il fait par ici?»). On devine qu’il s’agit de son défunt mari.

Rakoczy: «Il y a deux périodes de nos existences où nous cohabitons avec un compagnon imaginaire: l’enfance d’abord, puis la vieillesse lorsque la démence se déclare. Pour l’enfant, le compagnon imaginaire est un être de fiction: il le sait, mais en même temps, il peut se prendre très fort au jeu. C’est un peu pareil chez la personne démente: elle y croit et n’y croit pas en même temps.»

Jean-Paul Favre en mari défunt qui revient en compagnon imaginaire. © Strangeclouds 2017

Et le psychiatre d’évoquer encore son expérience personnelle: «Quand elle habitait encore chez elle, ma mère a vécu longtemps avec sa propre mère. Je lui disais: 'Mais elle est décédée!' Elle répondait: 'Je sais!' Et toute de suite après, elle m’expliquait qu’elle l’entendait remuer à l’étage… »

Le compagnon imaginaire est très souvent le conjoint décédé. Mais il ne suscite pas la peur habituellement liée aux fantômes: il est bienveillant et source de plaisir. Ainsi, dans le film, Georgette prend les apparitions de son mari avec le sourire, comme un accompagnement bienvenu.

On voit encore, dans Avant l’oubli, Georgette aux prises avec d’autres symptômes: les intrusions de mots – elle cherche à se rappeler où elle habite et, par contamination sémantique, elle dit «Georgette», qui est un quartier de Lausanne. Les persévérations: elle confond un bouton d’ascenseur public avec une serrure (agnosie visuelle) et s’acharne dessus pendant un long moment. Les fausses interprétations: à une passante qui s’inquiète de la voir désorientée, elle répond agressivement car elle croit qu’on se moque d’elle.

Mais au bout du compte, la dame à la tête en l’air – jouée par Josiane Battaillard, une amie du réalisateur qui a elle-même vécu la maladie d’un proche – nous donne à voir un délire qui surfe, insouciant, en surface de l’angoisse. La ville est pour elle un labyrinthe ludique et son errance, une aventure au goût de liberté.

En réalité, précise Ferenc Rakoczy, on ne peut pas dire que la personne atteinte d’Alzheimer échappe tout à fait à l’angoisse. «Mais cette dernière est surtout présente au début de la maladie, lorsque la personne se rend compte qu’elle est en train de perdre ses repères.» Elle peut alors, comme on le voit dans le beau film Still Alice, développer des trésors d’ingéniosité pour cacher le mal à ses proches. Là aussi, le psy lausannois fait appel à ses souvenirs: «Quand nous avons pris conscience du problème de ma mère, nous avons découvert, chez elle, des tiroirs pleins de petites notes, notamment sur sa famille: «J’ai quatre enfants, l’aîné habite là, il est marié à une telle, il a tant d’enfants…»

Un film hors catégorie

Sorti en 2017, Avant l’oubli achève cet automne une tournée qui l’a amené dans une vingtaine de festivals à travers le monde. Il est désormais en libre accès sur le web, où son réalisateur espère voir s’épanouir le potentiel didactique de cette œuvre décidément hors catégorie.

Tourné en grande partie avec des acteurs recrutés dans la rue, fabriqué avec trois francs six sous en marge du système de création cinématographique subventionnée, ce sixième court-métrage du drôle de cinéaste lausannois repose, comme les autres, sur un concept de production qui fait du bénévolat une garantie d’engagement personnel et du principe d’économie un défi artistique. Lumière naturelle, pas de maquillages, pas de costumes, précise «Proxima 2014», la «charte de production de films à petit budget» affichée sur le site de Strangeclouds, la maison de production fondée en 2013 par Racoczy. 

Sur le site également, cette citation de Samuel Goldwyn: «Il n’est pas indispensable d’être fou pour faire du cinéma. Mais ça aide beaucoup.» Où plus il y a de fous qui ne sont pas ceux qu’on croit, plus on rit.   


Le film en version intégrale:

Avant l'oubli, court-métrage (11 min) de Ferenc Rakoczy, avec Josiane Battaillard et Jean-Paul Favre. Production Strangeclouds. 2017. 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@bouboule 19.10.2019 | 17h32

«Oû peut-on voir ce film, et pendant combien de temps

c'est maintenant qu'il faudrait imaginer une petite plateforme (NetChuikx) pour voir les productions cinématographiques "alternatives" ou anciennes
la cinémathèque pourrait plancher sur la question, avec une contribution modeste, du genre abonnement pour 10 films, on aiderait ainsi les auteurs et tout le monde s'y retrouverait
Et puis qui, à part quelques lausannois, a envie d'aller voir un film à 12 h ou à 15 heures?»


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