Culture / Emil Cioran, une biographie en clair-obscur
Les amateurs de vertiges philosophiques connaissent l’œuvre d’Emil Cioran, auteur roumain et français. Du moins quelques-unes de ses formules ramassées et paradoxales. Il n’existait pourtant aucune biographie de ce personnage hors du commun. La voici. Signée Anca Visdei. Arrivée en Suisse, elle aussi de Roumanie, à l’âge de dix-huit ans. Sa carrière d’écrivaine en France vient d’être honorée par le prix Goncourt de la biographie. Elle nous réserve de troublantes découvertes sur cet auteur, son pays d’origine, la France… et sur nos propres contradictions.
Les intellos désabusés, revenus de tout, adorent citer Cioran, ses aphorismes percutants. Comme «Espérer, c’est démentir l’avenir», ou «Le fait que j’existe prouve que le monde n’a pas de sens», ou encore «Quand tout va mal, allez donc au cimetière». Lâcher de telles formules prétendument nihilistes au détour d’une conversation, c’est très chic. Mais cela a peu à voir avec la dimension du destin de cet homme tourmenté, le corps souffrant, à la fois oisif et obstiné dans sa tâche.
Né d’un père dignitaire de l’Eglise catholique-orthodoxe, d’une mère au fort caractère, avec lesquels les relations furent houleuses. Enfant sage, puis révolté, mais dès le jeune âge passionné de lecture, de philosophie, dans une curiosité des idées qui ne le quittera pas.
Vertiges collectifs
Avec abondance d’écrits publiés en Roumanie et en France, des inédits, cette biographie éclaire en début d’ouvrage un pan de la trajectoire que Cioran tenta en vain de faire oublier: son attirance pour le fascisme dans les années 30, son admiration de Hitler lors de divers séjours en Allemagne. Quand il ouvrit les yeux, il ne se tourna pas pour autant vers le débat politique. Son pays n’a guère connu la démocratie. Une part ayant appartenu à l’Empire austro-hongrois, puis, après un bref épisode républicain, occupé par les nazis, puis par les staliniens, puis aux mains d’une dictature communiste originale, et enfin une révolution ambigüe avant l’entrée dans l’Europe d’aujourd’hui.
Les soubresauts de sa patrie, son long exil en France marquent la vie de l’écrivain, ses relations chahutées avec ses amis intellectuels, dont ce livre offre une belle galerie, Eugène Ionesco en particulier, resté cher en dépit de leurs graves différends. C’est dire que la vie de Cioran, au-delà de l’exploration intime, de ses profonds dédales noirs, fait apparaître des vertiges collectifs, en Roumanie, en Europe de l’est, en Allemagne et en France.
Une pensée toujours mue par le doute
A travers ces pages, la fréquentation de ce personnage est loin des séduire de bout en bout. Resté vaguement antisémite, désagréable envers les «bonnes femmes» et attiré par celles qui titillent son désir. Il eut d’innombrables aventures mais passa les trois quarts de sa vie avec une Française, Simone Boué, «la grammairienne» et dactylographe, d’un dévouement sans bornes jusqu’au bout. En dépit de la passion du vieil homme pour une intellectuelle allemande qui se joua bien de lui. Il n’empêche qu’il fut d’une dignité remarquable. Généreux, même dans la dèche qu’il connut toute sa vie, passant de bourses pour étudiant aux maigres revenus de ses écrits. Il se montrait courtois, amical, agréable dans les contacts quotidiens. Réfractaire aux honneurs, aux distinctions, peu sensible aux hommages de ses nombreux courtisans des milieux culturels et politiques. Indifférent aux vanités du succès et de l’argent. Allergique aux médias modernes. La reconnaissance de son talent d’écrivain, il la recherchait, certes, mais s’en méfiait aussi. Dans ces va-et-vient qui caractérisent son mode de pensée, toujours mue par le doute. Au sens philosophique.
Réflexion sur l’usage des mots
Ce livre ouvre une autre réflexion, sur la langue, celle de l’enfance, celle que l’on apprivoise ensuite. Cioran, qui savait aussi l’allemand, a écrit cinq livres en roumain et plus d’une dizaine en français, nourris de centaines d’articles publiés dans des titres prestigieux. Anca Visdei, l’autrice de cette biographie, en parle d’autant mieux qu’elle-même a vécu ce basculement linguistique. Arrivée elle aussi de Roumanie à l’âge de dix-huit ans en Suisse, où elle a fait des études de criminologie et d’autres branches. Elle évoque l’intimité des mots avec subtilité, de part et d’autre. Le roumain, selon l’écrivain, «langue de nostalgie, dévoyée, mélange de soleil et de crottes». Le français raisonneur, cadré, contraignant.
En conclusion: «Voilà un homme qui, toute sa vie, n’a fait que ce qu’il voulait. Un homme heureux? Beaucoup mieux: un homme libre.» Comment la découverte de ce destin ne nous amènerait-il pas à nous interroger sur notre propre liberté… et sur notre usage des mots?

«Cioran ou le gai désespoir», Anca Visdei, Editions l’Archipel, 460 pages.
Anca Visdei présentera son livre à la librairie Payot Pépinet (Lausanne) le 24 mai, de 16h à 17h30
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