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Culture


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En 2022, Anne-Sophie Subilia publie chez Zoé un roman intitulé «L’Epouse» qui a été en lice pour le prix Femina. Ce roman d'ambiance, très descriptif, se focalise sur un personnage désœuvré, à la fois effacé et très visible par sa différence culturelle et ses particularités vestimentaires, qui peine à trouver sa place à Gaza où son mari a été dépêché en tant que délégué humanitaire. Entretien.



Cette femme prénommée Piper se caractérise par une passivité propice à la contemplation. Sa posture lui confère le recul nécessaire pour observer d'un œil critique l'activité de son mari et, peu à peu, s'impliquer à son tour. Par des actes à la fois vitaux et dérisoires.

L’histoire se déroule dans les années 70, mais en passant de Gaza à Israël, on a l’impression de changer d’époque. Anne-Sophie Subilia nous décrit par petites touches la pauvreté de cette bande de terre asphyxiée par la colonisation, les humiliations infligées à ses habitants sur les check-points et les deux armes de résistance que sont l’humour et la rébellion.

BPLT: Votre roman se situe à Gaza. Il foisonne de détails qui rendent bien l’ambiance et la vie sur place. Y avez-vous vécu ou du moins séjourné?

Anne-Sophie Subilia: Non, mais mes parents y ont séjourné un an et demi dans les années où je situe mon livre, à savoir en 74-75. Je me suis appuyée sur leurs récits et leur matériel photographique. Mon père était délégué du CICR, je suis donc partie d’un élément de l’histoire familiale. Ayant voyagé dans le Proche-Orient, le Moyen-Orient, j’ai des références qui m’aident pour la culture, les paysages, les éléments végétaux.

Votre personnage principal est une jeune Anglaise prénommée Piper qui accompagne son mari en mission humanitaire pour le CICR. Avez-vous déjà ressenti un choc culturel semblable à celui qu’elle éprouve?

Plutôt l’impression d’être en permanence bousculée dans mes façons de fonctionner. Dans un environnement où tout nous renvoie à l’altérité, il y a soudain des convergences, des gestes universels, des fonctionnements communs à toute l’humanité. Ça bouge les lignes, ça nous ramène à la façon dont notre culture s’est forgée. Piper a ses extravagances. Elle refuse de se plier aux codes et n’est pas toujours prête à laisser tomber ses acquis sociaux. Au fil de l’écriture, elle m’est apparue dans son côté soixante-huitard où la condition de la femme a gagné en liberté. 

Vous avez donc fait sa connaissance à mesure que vous écriviez?

Oui, je n’ai jamais fait de typologie, c’est l’écriture qui me guide, il y a beaucoup de changement au fil du texte. Je n’ai pas d’intention très claire au départ.

Piper et davantage encore Hadj, son jardinier, se caractérisent par une extrême discrétion. Pourquoi avoir choisi des tempéraments si effacés pour les rôles principaux?

Je ne les ai pas choisis intentionnellement. Hadj ne pouvait pas être autrement, il s’est imposé comme un être relié à la dimension spirituelle, d’une force intérieure incroyable et d’une humilité rare. Par cette capacité de mettre son énergie au service du vivant sans obliger quiconque à le suivre, il incarne une sorte de modèle humain très vertueux et inspirant. La discrétion et l’humidité sont les qualités que j’aime le plus, elles suscitent un rayonnement perceptible à la ronde. Piper est d’abord une femme du monde avec des traits plus extravagants et égocentrés, mais quelque chose dans les soubassements de ces deux êtres les fait se rejoindre. Ils sont tous deux d’une grande perceptivité à ce qui les entoure.

Les animaux occupent une place très importante dans votre roman. Est-ce parce que la différence culturelle s’exprime notamment à travers le rapport aux bêtes?

Non, c’est vraiment comme ça. Dans les documentaires sur Gaza, on voit que l’homme et l’animal font équipe, il n’y a pas moyen de faire autrement quand on utilise la force motrice des animaux. L’ânesse s’est imposée dès le début et n’a pas quitté le livre. Quant aux insectes, ils montrent la porosité entre le dedans et le dehors. Au travers du geste de Hadj, les cafards, a priori nuisibles, s’avèrent être la nourriture des oiseaux et donc, de nécessaires alliés dans la chaîne du vivant.

La condition de femme complique et entrave les interactions sociales. Est-ce pour cela que Piper est le plus souvent appelée la femme, plutôt que par son prénom?

J’ai voulu insister sur ce statut de second rôle. Du point de vue des expats autant que des locaux, elle est la femme de quelqu’un avant d’être elle-même. L’apparition de son prénom signale les rares passages où elle est en présence de quelqu’un qui s’adresse vraiment à elle. Elle acquiert alors cette identité singulière personnelle. A l’époque, il fallait la conquérir, ça n’allait pas de soi. Cette désignation impersonnelle m’a facilité l’écriture de ce texte. Elle m’a permis d’amplifier la figure de Piper en la reliant à bien d’autres femmes.

Au fil des pages, votre héroïne glisse très progressivement de la position d’observatrice neutre et passive à celle de témoin impliqué. Est-ce pour vous une manière de dénoncer des injustices en évitant l’écueil du militantisme?

Plus on est familier d’un endroit, plus les choses vont nous toucher. La lenteur de l’écriture et des scènes met en évidence le côté progressif. Au gré de quelques événements, une attache se crée, la femme perçoit le sort de quelques Palestiniens et va peu à peu se sentir prête à remonter ses manches. La naissance d’une affinité génère une poussée d’énergie. Avec l’orpheline, j’ai pu montrer ce que la femme est prête à donner viscéralement.

Est-ce que votre personnage trouve un sens à sa vie à mesure que le lecteur commence à percevoir votre intention narrative? 

Piper accède en tout cas à certains aspects importants d’elle-même, sa capacité de don, sa capacité à percevoir les besoins de ses semblables. Mais elle reste assez vulnérable et peine à ficeler quelque chose.

Est-ce un hasard si, à l’exception du jardinier Hadj, tous les êtres qui la touchent sont de sexe féminin (la petite Naïma la petite Albina, Mona, l’âne qui se révèle être une ânesse)?

Ce n’était pas volontaire, mais j’avais sans doute besoin de mettre en scène toute cette gent féminine et ce lien à la fertilité. En écrivant L’Epouse, j’étais enceinte, ça a certainement joué un rôle. Je voulais dire à quel point les femmes, souvent dans l’ombre, agissent comme un puissant moteur pour l’autre. Piper pousse son mari à donner le meilleur de lui.

Le couple est souvent en train de consommer de l’alcool. Est-ce une façon de montrer sa difficulté à s’acclimater à un pays musulman alors qu’en Europe, nous attendons toujours une parfaite intégration de la part des réfugiés?

J’ai pas du tout pensé à ça. Par contre, le rapport à l’alcool, la manière dont il nous altère, est un thème qui m’intéresse. Dans les organisations humanitaires, l’alcool est une source de réconfort, un exutoire face à des réalités très difficiles.

De même, les expat se retrouvent entre eux tous les vendredi soir et c’est manifestement le moment de la semaine le plus attendu pour Piper. C’est donc un besoin fondamental de côtoyer des gens culturellement proches de soi?

Non, je ne crois pas. Piper a aussi des agacements par rapport à cette communauté. Et elle est capable d’entrer en relation avec des personnes d’une autre culture. Elle attend surtout le moment de vivre quelque chose avec son mari. Ces rendez-vous sont un point de repère dans un temps sans relief.

Au fil des pages, le contraste s’accentue entre le prestige du CICR, les privilèges dont jouissent les délégués et le peu d’impact de son action. Vous ne croyez pas à l’utilité des organisations humanitaires?

Si, bien sûr que j’y crois, ça m’importe de savoir qu’elles peuvent être des garde-fous et garantir les droits fondamentaux, mais j’ai voulu nuancer, apporter le point de vue du terrain. Pour les gens qui y travaillent, ça peut être épuisant de voir que les efforts fournis ne sont parfois qu’une goutte d’eau et qu’ils peuvent si vite être anéantis. Ça doit être éreintant. 

Vous êtes actuellement en voyage à vélo en famille?

Oui, on a pris trois mois avec mon compagnon et notre enfant de deux ans et demi pour suivre la vélomaritime qui fait de la dentelle sur le littoral français. On est partis du Touquet et on espère arriver en Bretagne d’ici septembre.


«L'Epouse», Anne-Sophie Subilia, Editions Zoé, 224 pages.

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