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Culture

Culture / Des profondeurs de la Broye fribourgeoise et d’ailleurs

Jacques Pilet

17 novembre 2023

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«Agnus Dei», Julien Sansonnens, Editions de l’Aire, 114 pages.



Les Romands soucieux de connaître leur histoire, comment ils ont traversé le siècle passé, ont toutes raisons de se plonger dans ce cinquième roman de Julien Sansonnens, inspiré d’un fait divers réel et sordide. Un voyage dans le temps, dans la chair, dans l’odeur et la rumeur, dans l’arrière de l’atelier et de la cuisine. Un drame que lui a rappelé un autre Broyard, son éditeur, Michel Moret.

L’écrivain de 44 ans, informaticien, a plus que la fibre sociale, il a fait une carrière politique au sein du POP. On le sent, pour le meilleur, à son regard, à sa description des largués, des paumés, de ceux qui le deviennent peu à peu, des marrants de la société. Il raconte finement aussi comment ces campagnes conservatrices et catholiques se sont transformées à travers les secousses, la Première guerre mondiale, la crise des années 30, la Seconde guerre, puis lancées vers la dite modernité, le changement des métiers, la consommation. Aucun notation pédante. Rien qu’un récit, rien qu’un village. Mis en phrases vives, courtes, pénétrantes.

La vie de Marcel C., à Gletterrens, ne commence pas mal pourtant. Un taiseux, un travailleur, il devient forgeron et pose des fers aux pieds des chevaux. Cette Jeanne-Sarah, qui danse bien et a plus voyagé que lui, il l’a rencontrée au bal de la Grande Salle. Il l’épouse un an après, grand tralala à l’église, c’est l’idylle et un enfant en naît. Puis vient une première période de mobilisation, tôt interrompue par un accident, puis une deuxième, plus longue, avec la défense aux frontières du Jura. Avec de brefs retours à la maison, toujours plus sombres, une mère de deux, puis de trois enfants, dont le visage pâlit et se ferme. Consulté, le curé ne sait pas quoi dire. Les voisins ne fréquentent plus guère l’atelier, jettent des coups d’œil en coin. Les ragots courent. «Dans l’arrière-salle des troquets où l’on rit fort». Que fait-elle au juste, la Jeanne au grand chapeau, aux habits aguicheurs? A-t-elle détourné les bons maris? A-t-elle guetté les Spahis, internés par centaines dans les campagnes, fiers sur leurs chevaux?

Les suspicions s’emballent et se croisent. Pas seulement au village. Dans les années 30, nombre d’honorables bourgeois étaient obsédés par le prix rouge et accusaient les Juifs, avec leurs grands magasins, de tuer le petit commerce. Quelques-uns d’entre eux tendirent même l’oreille, en pleine guerre, au pasteur nazi qui fut accusé d’avoir incité au crime de Payerne.

Le tourbillon des obscures passions enfle, s’égare, éclate. Celui qui a emporté le pauvre Marcel n’en finit pas. Il découvre sa femme s’apprêtant à copuler avec son propre frère. Les époux se séparent, se retrouvent, se quittent et tout va de pire en pire. Jusqu’au grand coup de massue à la forge. Le «meurtrier par passion» passera quatorze ans en prison. Les habitants de Gletterens disent maintenant que tout ça, c’est oublié. Les lecteurs de ce livre, eux, n’oublieront pas cette histoire qui en dit long sur les abîmes que nous frôlons sans même nous en douter.

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