Culture / Cingria le vagabond et les mots qui trépignent
Les esprits cultivés, chez nous, se doivent de prononcer son nom de temps en temps avec un soupir admiratif. Mais Charles-Albert Cingria (1883-1954), soyons francs, n’est plus guère lu. L’occasion se présente avec la nouvelle et bienvenue collection «Florides helvètes» qui ressort des auteurs indispensables tombés dans l’ombre. Dénomination qui est en fait le titre d’un ouvrage du dit Cingria. Un délice.
Cet arpenteur de nos voisinages ne se revendique d’aucune nationalité. Né à Genève, d’un père venu de Raguse (Dubrovnik), d’une mère franco-polonaise, il se sent à l’aise partout, dans toutes les langues, y compris celles qu’il comprend mal ou pas du tout. Plus porté sur les villes que sur les campagnes, il les décrit avec précision géographique et culture historique, tout en laissant son humeur sautiller dans tous les sens. Il s’extasie sur les traces du passé et raffole de la modernité. Genève, Fribourg, Bâle, Zurich, elles y passent presque toutes. Sans compter Paris où il a longtemps séjourné. Ses promenades à travers le Lausanne des années 1920 ménagent bien des surprises, d’Ouchy où il séjourne, vers le Flon qui se construit et s’anime, grâce aux cinémas et à toutes sortes de marchands, vers les hauteurs de la Pontaise déjà vouées au sport qu’il atteint en bicyclette un peu essoufflé. Il bavarde avec les passants, demande sa route, s’étonne de leur accent. Il y fréquente les écrivains et les éditeurs de l’époque, tous admiratifs de cet énergumène qui laisse les mots trépigner comme personne. Un personnage le fascine: le major Davel. Un révolutionnaire qui, juste avant de se faire couper la tête, découvre l’hypocrisie des notables vaudois, feignant d’adhérer à sa cause libératrice, «lui offrant une chaise et l’écoutant», avant de le dénoncer à Leurs Excellences bernoises.
Pas tendre avec les élites, l’insolent conteur. «Jamais, à part le peuple qui est vraiment d’une autre race, les Vaudois ne peuvent se décider à reconnaître une compétence. Ils décident à moitié ou aux trois quarts, qui un rien (moins qu’une mouche qui n’existe même pas et qui fait frissonner un mulet) les fait complètement changer d’avis. C’est assez triste, mais aussi c’est gai. Et ce n’est que dans les classes aisées, naturellement les plus anciennes, que la tradition de ces chauds et froids les a installés sur un équilibre. Quand vous tenez quelqu’un, vous le tenez exactement le temps qu’il passe avec vous. Après Dieu sait ce qu’il advient…»
Le vagabond a poussé jusqu’au Tessin… chamboulé par l’eau et le vent: «La crue subite de la Maggia avait tout emporté, ravageant le pays. Une partie même de la localité, très loin, était envahie: les pianos et les bicyclettes des dames, entreposées dans les caves, pleins d’algues (…) Car il faut bien le dire – et on a beau considérer ce pays comme paisible – chaque deux ou trois ans cela se reproduit. Le fleuve, périodiquement contenu et apaisé, brusquement n’en peut plus. Comme Platter. Le désœuvrement des gens qui croient que le bien-être est éternel le met hors de lui, et il le prouve. Le vent aussi lui venait en aide et de consternantes pluies quaternaires zébrées d’éclairs succédant et entre-succédant qui rendent le ciel constamment rose. La grêle fusille les persiennes. Les arbres tombent, tâchent la route. Les automobiles terrorisées laissent s’enfuir leurs conducteurs…»
Le vagabond se réconforte à Fribourg. Etonné par le parler des uns et des autres dans la même rue. L’enseigne de cette boutique le ravit: Zur Stadt Paris. «On dit que les langues séparent. Je ne trouve pas. Jamais je n’ai rien vu de si homogène que ce Fribourg bilingue». Il écoute les enfants qui mélangent leurs dialectes. «En réalité, je crois qu’ils ne savent pas qu’il y a des langues: ils parlent simplement d’une façon ou de l’autre, comme nous-mêmes dans le fond, selon l’air, les visages, les circonstances, dans une langue que nous croyons une mais qui ne l’est pas…» Ce qui n’empêche pas la ville de cultiver les savoirs et d’honorer la religion. Avec éloquence. «Je ne crois pas qu’il y ait de journaux mieux rédigés et mieux écrits en Suisse que les journaux fribourgeois. La Liberté non seulement se lit avec plaisir mais avec profit. On connaît mal les saints. Une excellente occasion de remédier à cette inculture hagiographique est de lire chaque jour la vie du saint du jour. J’aurais voulu y trouver celle de saint Sylvestre, mais il aurait fallu pour cela, trouver La Liberté… et elle était ce jour-là introuvable. Elle ne paraît pas le 1er janvier.»
Cingria, c’est la curiosité débridée, la liberté totale d’aller et venir, de mêler le plus grave (qui peut être futile) et le futile (qui peut être grave). A découvrir pour les malheureux qui ne l’ont encore jamais accompagné dans ses pérégrinations. Il les faisait à vélo. Il est permis de se contenter de ce petit livre.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@rogeroge 26.10.2022 | 12h23
«en été 1900, au cours de son service militaire à Lausanne (caporal quand même...) Ramuz se lie avec Alexandre Cingria, frère de Charles-Albert qu'il connaitra plus tard.-»