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Culture / «Chacune de ces histoires est habitée par un scénario pour le futur»


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Documentariste d'exception, le Lausannois Jean-Stéphane Bron s'attaque avec son nouveau film «Cinq nouvelles du cerveau» aux questions des neurosciences et de l'intelligence artificielle. Avec sa finesse coutumière, il passe par cinq portraits de chercheurs pour esquisser les contours philosophiques d'un sujet vertigineux.



Aux derniers Prix du cinéma suisse, il a dû s'incliner devant le percutant Le Nouvel Evangile de Milo Rau. Nommé pour la cinquième fois consécutive dans la catégorie documentaire après Maïs im Bundeshuus, Cleveland contre Wall Street, L'Expérience Blocher et L'Opéra de Paris, Jean-Stéphane Bron peut toutefois se targuer d'un sans-faute que vient aussitôt confirmer la découverte de son nouvel opus, Cinq nouvelles du cerveau. Un film présenté en janvier aux Journées de Soleure et enfin visible sur nos écrans. Typiquement soigné dans sa forme, intelligent dans son approche et stimulant par sa structure, ce film, comme les précédents, ouvre des horizons tout sauf évidents à évoquer par le cinéma. A savoir, après la politique, l'économie et la culture, la science, saisie à travers l'une de ses branches de pointe, les neurosciences et leur application au développement de l'intelligence artificielle.

Mais l'abstraction et le déficit en images spectaculaires ne sont plus de nature à inquiéter le Vaudois. Si ses films rencontrent un écho bien supérieur à la moyenne des documentaires suisses, c'est parce qu'il a su imposer un style, que sa méthode est au point. S'approchant en cela de la recherche scientifique, elle procède d'une forte curiosité de départ et s'appuie sur un long travail de documentation et d'enquête préalable. Puis, hypothèses, essais, découvertes, réfutations et reformulations se succèdent pour finir par donner cette formidable matière à réflexion que sont ses films. Et  plutôt que d’attraper la grosse tête, le cinéaste semble y avoir trouvé la source d'un doute et d'une humilité toujours renouvelés malgré le gain en assurance qui vient avec l'expérience.

Science-fiction documentaire

«J'avais envie d'un film de science-fiction», annonce-t-il d'emblée lors de notre rencontre, avant de reconnaître que le fait de vivre à Lausanne, devenue un pôle mondial des neurosciences, a forcément piqué sa curiosité. Lorsqu'il commence à y songer plus sérieusement, vers 2015, il n'y en a que pour le «Human Brain Project», grosse machine européenne pilotée par l'EPFL. «Mais je me suis vite rendu compte que suivre cette aventure reviendrait surtout à raconter la politique de la science» (ce film-là existe d'ailleurs et s'intitule In Silico, de Noah Hutton). Le déclic est venu d'Alexandre Pouget, un contradicteur genevois du HBP qui parie quant à lui sur un dépassement inéluctable de l'intelligence humaine et n'hésite pas à envisager à terme son remplacement par les robots. «J'ai été fasciné par ces perspectives. Et quand j'ai découvert que Pouget avait un fils qui étudiait l'intelligence artificielle à Oxford sans partager forcément cette vision fataliste, j'ai senti que je tenais mon point de départ.»
La suite est venue ainsi, au fil des rencontres, pour former ce film qui part du niveau le plus abstrait des mathématiques et de la philosophie morale au plus concret de la robotique, en prenant soin d'inclure dans chaque chapitre un élément de contradiction. A Seattle, Christoph Koch en est venu à se concentrer sur le mystère de la conscience tout en voyant son chien malade aller vers sa fin. Entre Munich et Venise, Niels Birnbaumer entre en contact avec l'esprit de deux patients totalement paralysés atteints du «locked-in syndrom» avant de s'inquiéter d'autres possibilités ouvertes par l'interface cerveau-machine. A Genève, David Rudrauf veut insuffler la vie dans des machines en leur développant une conscience artificielle alors même qu'il est en train de devenir père. Enfin, à Lausanne, la roboticienne Aude Billard tente de répliquer la main humaine avec l'aide d'un apprenti horloger dont le futur métier pourrait se trouver à terme menacé.

Entre la science et l'art

«Chacune de ces histoires est habitée par un scénario pour le futur», explique Bron, qui reconnaît que, si sa démarche peut se comparer à celle d'un scientifique, son travail à lui consiste ensuite à prendre du recul et à introduire du doute. La compréhension du fonctionnement de notre cerveau et sa simulation électronique qui nous mènent droit dans l'ère des robots et du transhumanisme apparaît comme le Graal des interlocuteurs? Ce nouvel eldorado espéré par certains milieux économiques, de la santé ou de la sécurité est aussi l'épouvantail de quantité de philosophes, de religieux, de syndicalistes, de démocrates ou de pacifistes! Mais le film ne prétend pas tout embrasser. La question du financement de toute cette recherche n'est ainsi pas du tout abordée alors même qu'elle est essentielle, comme le reconnaît volontiers le cinéaste.

«Lorsque David Rudrauf rêve d'apporter le souffle de l'esprit aux machines, on peut penser à Frankenstein, même si sa démonstration passe par des petits robots bien inoffensifs.» De même, le souvenir des chiens de Christoph Koch (les 7e et 8e du même nom!) viendra hanter notre observation d'un chien robot testé par le psychiatre Serge Tisseron. Quant aux victimes du terrifiant «locked-in syndrome», difficile de ne pas voir derrière la dévotion des familles et les admirables efforts de Niels Birmbaumer une forme d'acharnement médical.

A chaque portrait, le film suggère une dimension affective, une faille le plus souvent laissée dans le non-dit. Ainsi peut-on se demander pendant un bon moment où sont donc les femmes dans ce monde de brillants esprits masculins déterminés à refaçonner notre avenir. Du coup, le cinéaste a d'autant plus recherché et apprécié le renversement dialectique apporté par l'ingénieure Aude Billard, surtout lorsqu'elle balance soudain que «ce sont les humains qui ont trop longtemps été considérés comme des robots et asservis à des tâches pour lesquelles ils ne sont pas faits»!

L'humain, irréductible ou incorrigible?

Cinq nouvelles du cerveau s'est construit ainsi, avec une idée de plus en plus claire de ce que serait son mouvement général. «Malgré les formidables avancées de toute cette science et cette technologie, j'ai tenu à terminer en montrant aussi leurs limites – du moins actuelles. C'est en me souvenant de cette affirmation de Denis de Rougemont que nous "pensons avec nos mains" que j'ai filmé ce bras artificiel qui a encore tant de peine à accomplir le geste pour nous si simple de saisir une brique. Ce qui mène droit à ces peintures rupestres préhistoriques qui sont la première manifestation artistique de l'Homme, de notre capacité à créer, à nous représenter et à réfléchir sur nous-mêmes. Les machines en seront-elles vraiment capables un jour?»

Discrètement présent à travers une narration qui assure les transitions, Jean-Stéphane Bron tout à la fois brosse un tableau de l'état d'avancement de ces recherches et cerne les questions essentielles qu'elles devraient poser. Trois ans après le formidable Genesis 2.0. de Christian Frei consacré à la génétique, Cinq nouvelles du cerveau présente à nouveau de la plus belle manière (helvétique?) des enjeux tout sauf simples où l'humain, son dépassement et son éventuel remplacement sont en jeu. Comme son confrère soleurois basé à Zurich, le cinéaste vaudois laisse au spectateur le soin de tirer ses conclusions. Mais derrière la neutralité bienveillante de celui qui cherche à comprendre, on sent pointer l'inquiétude d'un auteur qui, la cinquantaine sonnée, se demande où la curiosité insatiable et la vanité des humains vont encore bien pouvoir nous mener.


«Cinq nouvelles du cerveau», documentaire de Jean-Stéphane Bron (Suisse 2021). 1h40

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