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Culture

Culture / Carouge, tragédie en trois actes

Isabel Jan-Hess

7 juillet 2017

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Scènes incontournables de la culture à Genève, les trois théâtres de Carouge se trouvent directement ou indirectement au cœur d’imbroglios politiques menaçant jusqu’à leur survie. Le plus grand péril vise le théâtre des Amis, dont le sauvetage semble compromis après la résiliation des baux, annoncée par son fondateur. La démolition reconstruction du Théâtre de Carouge est, elle, frappée d’un référendum et la subvention allouée à l’Alchimic est chaque année remise en question par une frange d’élus grandissante.



Les Carougeois ont-ils perdu leur traditionnelle fibre culturelle? Longtemps fierté communale, rayonnant au-delà des frontières genevoises, la vie théâtrale anime la cité sarde depuis plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui pourtant, c’est une tragédie qui pourrait se jouer en trois actes. Avec le risque d’un final signant la mort d’une ou de plusieurs institutions reconnues, affichant régulièrement complet.

Avec trois théâtres, un musée, une dizaine des salles d’expositions et de spectacles, des galeries d’art renommées, un cinéma (sauvé par le peuple en 2003), des manifestations culturelles d’importance et une aura internationale dans le domaine de la céramique, Carouge fait figure de vivier artistique exceptionnel. Une telle richesse culturelle pour une commune de 21 000 habitants est quasi unique en Suisse.

Aide à la culture controversée

Affichant un budget de fonctionnement confortable de cent millions et un taux d’imposition parmi les plus bas du canton de Genève, Carouge se trouve pourtant dans une situation inédite, menaçant la survie même de ses trois théâtres. Scènes romandes de création et/ou de répertoire classique et contemporain, le Théâtre de Carouge, deuxième institution du canton, les Amis, scène intimiste emblématique et le petit dernier l’Alchimic se trouvent au cœur de divergences politiques. Pour les uns, ces trois salles, complémentaires, répondent à des demandes plurielles. Une hérésie pour les autres, estimant l’offre théâtrale surdimensionnée pour une commune de cette envergure.

Dans les couloirs du marché, le cœur de la population balance au même tempo. Face aux inconditionnels de la culture carougeoise, de farouches détracteurs peu concernés par la vie culturelle, opposent volontiers une baisse de prestations sociales et une augmentation des impôts à l’aide aux théâtres.

«Que la Mairie continue à jouer dans son bac à sable»

Le premier acte, le plus inquiétant, est la mort annoncée du théâtre des Amis. L'institution créée il y a 23 ans à la place du Temple a annoncé, à la surprise générale, sa fermeture au 31 décembre prochain. En cause principalement: la succession du charismatique directeur, Raoul Pastor. D’un côté, l’association du Théâtre des Amis avait choisi l’actuel directeur adjoint du Grütli, Lionel Chiuch pour succéder à Raoul Pastor. De l’autre, la commune, qui subventionne à hauteur de 930 000 francs le budget de près de 1,6 million, estime avoir été mise devant le fait accompli et déplore la non mise au concours du poste.

Bloquée par un dialogue de sourds, la situation attise les tensions entre le fougueux créateur et directeur des Amis depuis 23 ans et les autorités, soumises à une gestion de plus en plus contrôlée des deniers publics. Depuis le début de l’année, les échanges de courriers fleuris entre les protagonistes se multiplient, sans perspective d’apaisement. Au détriment d’un public fidèle et désabusé. «On se sent pris en otage, regrette Laurence, abonnée depuis plus de 20 ans. Si les Amis ferment c’est un beau gâchis, tant pour les spectateurs que pour la septantaine de comédiens engagés chaque saison, abondent d’autres inconditionnels. Cette salle, plus intime, est une alternative nécessaire.»

La question, sans réponse claire aujourd’hui reste: à quel moment une collectivité publique, subventionnante, peut-elle s’immiscer dans un processus de sélection menée par une institution? «Il n’y a pas de règle établie, précise d’emblée la conseillère administrative Stéphanie Lammar, rappelant néanmoins qu’une collectivité publique ne peut verser de subvention sans s’assurer de sa bonne utilisation. Ce d’autant plus lorsque les montants s’élèvent à plusieurs centaines de milliers de francs.» Une réalité qui a conduit la commune à signer des conventions avec chaque institution, depuis de nombreuses années. «Suite à ce changement de direction annoncé aux Amis, nous avons proposé d’ajouter pour l'avenir un article à ces conventions.» A savoir que la Mairie soit informée en amont d’un changement de direction, que le poste soit mis au concours et qu’un représentant de la Commune participe aux discussions. «L’Alchimic et le Carouge ont ratifié les conventions sans difficulté, les Amis ont refusé», regrette l’élue. «On n’a pas signé car la commune n’a pas donné les garanties nécessaires permettant à mon successeur de monter une saison, rectifie Raoul Pastor. Que la Mairie continue à jouer dans son bac à sable, moi j’ai besoin de paix aujourd’hui et de tourner une page.»

Bras de fer interminable

Plus de convention, mais 930 000 francs au budget 2017 pour une saison en partie compromise. «Nous n’avons jamais remis en question le versement de la subvention pour la prochaine saison, précise Stéphanie Lammar. Mais comme le théâtre changeait de directeur, nous souhaitions juste rencontrer le successeur de Raoul Pastor, car nous avons besoin de garanties quant à une programmation et au maintien de l’offre justifiant la subvention.» Après des semaines d’aller-retour stériles entre la Mairie et le théâtre, Lionel Chiuch a jeté l’éponge, laissant présager une fermeture plus longue que prévue, voire définitive. Avec en prime un risque de non renouvellement du bail de la salle de la place du Temple, comme le confirme Raoul Pastor. «La mort dans l’âme, j’ai résilié les trois baux du théâtre, car il est évidemment impossible de prévoir une saison à une date aussi tardive. Les Carougeois auront un parking à la place!», regrette le metteur en scène.

De son côté, Stéphanie Lammar espère encore éviter la débâcle. «Nous avons toujours gardé la porte ouverte au dialogue, mais pour des raisons qui nous échappent, l’association et Raoul Pastor se sont braqués, regrette-t-elle, espérant toujours une issue heureuse. Toute proposition de reprise de ce lieu par l’Association des Amis ou d’autres candidats seront étudiées avec bienveillance par la commune, sachant toutefois que nous ne sommes ni propriétaires, ni locataires de la salle», insiste la magistrate.

Un référendum à risque

L’acte II touche le Théâtre de Carouge, dont la reconstruction est frappée d’un référendum, lancé par le le Mouvement citoyen genevois (MCG) et soutenu par une partie du PLR. Une nouvelle polémique, de celles dont les Carougeois raffolent, qui cette fois ne menace pas moins que la survie de son emblématique institution. Le Conseil municipal a accepté, cet hiver, l’enveloppe de 24 millions à charge pour la Ville, sur un budget total de 54 millions. Les trente millions restants étant composés d’aides publiques et privées, dont 10 millions accordés début juin par le Grand Conseil.

Si tout le monde admet la nécessité d’entreprendre des travaux, indispensables en raison de présence d’amiante, de la mauvaise qualité énergétique du bâtiment actuel et d’incompatibilités techniques et scéniques, le MCG, une frange du PLR et quelques citoyens estiment que la population doit également se prononcer sur cet engagement financier. Après avoir tenté, en vain, un premier référendum contre le crédit d’étude en 2014, le MCG, aidé par des militants PLR et des citoyens a récolté les signatures nécessaires contre les 24 millions. Le tout dans une ambiance tendue, marquée par des accusations de «méthodes antidémocratiques» de la part des partisans du projet. Les référendaires estimant avoir été lésés dans leur action sur le terrain. Les électeurs carougeois se prononceront le 24 septembre.

D’ici là, le chantier est bloqué, compromettant les délais prévus de réouverture de la salle en 2020. Et la campagne bat déjà son plein, surtout du côté des opposants. L’instigateur du référendum, l’ancien élu carougeois MCG Sandro Pistis, n’a jamais retourné nos appels. Le MCG est rejoint dans la bataille par des citoyens et des élus de droite, tant sur l’aspect financier que patrimonial. «Nous sommes contre ce projet mégalomane de 54 millions visant à détruire un théâtre à l’italienne, intéressant d’un point de vue patrimonial, argumente un commerçant, fier d’avoir récolté des paraphes. Il y a d’autres priorités en ces temps plutôt incertains.» Pour le PLR Claude Morex, capitalisant plus de vingt ans au parlement carougeois, le nouveau bâtiment défigurerait le Vieux Carouge, périmètre historique préservé. Son collègue François Wolfisberg pointe, lui, l’emprise au sol: «Le nouveau théâtre prendrait près de 80 % de la place actuelle et rendrait le site plus engoncé».

Le spectre de l'augmentation des impôts

Mais au-delà des arguments patrimoniaux, les opposants surfent principalement sur une vague populiste, faisant miroiter une baisse des prestations sociales ou une augmentation des impôts en cas d’acceptation du crédit. «Ce référendum retarde un projet d’importance, regrette Stéphanie Lammar. Puisqu’une rénovation de l’actuelle salle coûterait au minimum six millions de plus à la commune et n’offrirait plus les conditions nécessaires au fonctionnement d’un théâtre de création.»

En raison de la fermeture annoncée de la petite salle du Carouge située à la rue Ancienne, le projet de reconstruction prévoit, en effet, la réunion des deux salles et de toute l’administration du théâtre en un seul site. Une rénovation simple, défendue par les référendaires, priverait l’institution d’une salle indispensable à sa mission de théâtre de création.

La Mairie reproche également un manque de vision globale aux opposants. «La vie culturelle est liée à l’économie carougeoise, insiste la magistrate. La disparition du théâtre aurait un impact important sur les commerces.»

Le soutien à la culture est régulièrement remis en cause, à Carouge comme partout d’ailleurs, analyse avec philosophie Marc Nobs, ancien maire de la Cité sarde et membre fondateur du Cercle des Amis du Théâtre de Carouge, né en 2014, suite aux premières menaces. La fronde contre un projet culturel peut aussi masquer un enjeu politique, visant le magistrat portant le projet.» Quoiqu’il en soit, ce scrutin se jouera à quitte ou double. Car si les opposants justifient leur démarche par une volonté de rénover le bâtiment, difficile d’imaginer les mêmes électeurs refuser que Carouge investisse 24 millions pour un nouveau théâtre, accepter ensuite une rénovation devisée à 30 millions. Un «non» dans les urnes pourrait bien signer la mort du théâtre de Carouge.

L’alchimie fragile de l’Alchimic

Et on est loin de la simple vue de l’esprit comme le démontrent les attaques répétées contre l’Alchimic, troisième scène, la moins menacée aujourd’hui, mais pas pour autant assurée de sa pérennité. Créé en 2008, ce théâtre de semi création, dont certaines coproductions sont régulièrement primées, jouit d’une renommée importante. Aménagé dans une ancienne usine des Acacias, transformée d’abord en cinéma, puis en salle de spectacle, l’Alchimic fonctionne quasi à guichet fermé depuis ses débuts. Chaque année pourtant, lors du vote du budget communal, sa subvention – passée récemment de 200 000 à 300 000 francs sur son petit budget d’environ 500 000 francs – est remise en question par une poignée d’élus. «Nous avons signé en janvier une nouvelle convention pour quatre ans avec la Mairie, se réjouit Pierre-Alexandre Jauffret, fondateur et directeur de l’Alchimic. L’augmentation de la subvention est un signal fort et encourageant, même si nous avons conscience des réticences de certains élus.»

Pour Claude Morex et François Wolfisberg, ce ne sont ni la programmation, ni le fonctionnement qui posent problème. «Carouge traverse un période financière incertaine, soulignent les deux PLR d’obédience libérale. On peut dès lors se demander si la commune doit soutenir trois théâtres.»


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