Culture / Caroline Hirt implante les algorithmes au musée
Installé dans le tissu urbain de Zürich-Ouest, le «petit musée des Arts digitaux » (MuDA) se consacre aux algorithmes exclusivement. Privée, cette institution est en perpétuelle quête de soutiens. Entretien avec sa directrice, Caroline Hirt, anthropologue de formation.
Existe-t-il un chemin traditionnel pour fonder un musée? Qui plus est, un musée dédié aux algorithmes? Autant dire que Caroline Hirt n’a pas pris la voie de la facilité pour donner vie au MudA, «The small Museum of Digital», soit le «petit Musée des Arts digitaux» qu’elle codirige depuis trois ans avec Christian Etter. Installé face à la Haute école des Arts de Zürich (ZhdK), le MuDA est né de la passion dans ce qu’elle a d’absolu. Et aussi, de la volonté de garder sa liberté.
C’est avec un tel enthousiasme que Caroline Hirt parle de «son» musée, qu’il est difficile d’imaginer un «avant MuDA». Et pourtant… Née à Hong Kong, titulaire d’un Master en journalisme et communication et d’un autre Master en ethnologie, cette quadragénaire s’est ensuite plongée dans le monde de la recherche universitaire. Durant une dizaine d’années, elle exercera le métier de consultante dans les technologies de l'information et de la communication. Elle sera particulièrement investie dans la sphère du jeu indépendant, qu’elle observera toujours avec un regard centré sur l’utilisateur.
En 2013, au MoMa de New-York, Caroline Hirt aura une véritable révélation: le groupe d’artiste Random International présentait alors «Rain Room». «Après 4 heures d’attente, les visiteurs ont pu vivre une fantastique expérience poétique: 'Rain Room' fonctionne grâce à un système algorithmique complexe nous laissant nous promener sous la pluie sans pour autant être mouillés.» Titillée, curieuse, généreuse, elle décide alors d’offrir un toit à l’art algorithmique.
Produire de la réflexion, du partage et du sens
«La Suisse compte plus de 1000 musées. Les Arts digitaux méritaient bien le leur», soutient Caroline Hirt. C’est sur ce ton que sera engagée une folle campagne de «crowdfunding» en ligne. Folle? Oui, parce que durant la canicule et jusqu’à la dernière seconde, il n’était pas possible de savoir si l’argent nécessaire pourrait être récolté en un seul mois. Au final, la somme de 111'111 dollars sera miraculeusement recueillie. «The small Museum of Digital, soit le «petit Musée des Arts digitaux» dit MuDA ouvrira fièrement ses portes en février 2016.
Ainsi le MuDA définira-t-il sa mission: sur 400m2 les visiteurs exploreront les connections entre algorithmes, «data» et société. Au travers de la beauté du code, ils se surprendront à prendre du plaisir, à se questionner, à expérimenter tout en se faisant surprendre et provoquer. Le petit musée remplit également une autre fonction essentielle: celle de tendre un miroir à notre monde pour produire de la réflexion, du partage et du sens.
Seule ombre au programme de ce projet de musée extraordinaire: les finances. L’art digital est un art de niche en pleine expansion dans un monde mu par le processus radical et rapide d’une révolution sans précédent: l’informatique. Et pourtant, même avec son petit budget annuel de 250'000 francs, le Musée des Arts digitaux peine à trouver de l’aide. Les trois premières années sont cruciales pour un tel projet: il s’agit de faire ses preuves. Le MuDA a eu la chance de bénéficier de la confiance et du soutien d’entreprises privées, ainsi que du public. Or, le MuDA grandit et ne peut pas continuer à mener à bien sa mission sans subventions publiques.
Musée physique qui coûte ou un musée virtuel à bas prix?
L’ICOM, le Conseil international des musées, soutient-il le MuDA dans sa démarche novatrice? «L'ICOM est très bien disposée à notre égard. Mais une grande partie des critères d'acceptation est basée sur la notion de collection. Ce qui est quelque peu problématique. Notre collection est en ligne, elle est virtuelle. Nous sommes donc bien loin des caves de musée, des inventaires et des nombreux éléments qui gravitent autour de l'idée que l'on se fait d'un musée traditionnel. Nous avons déposé notre candidature et attendons leur réponse.»
Quant à l'Association des musées zurichois (Verein Zürcher Museen VZM), c'est un des membres qui a offert la somme permettant au MuDA de s'y inscrire. «Nous n’en avons pas les moyens financiers», explique Caroline Hirt, pudique lorsqu’elle évoque son tout petit salaire. Même en base deux, les subsides se mordent par la queue. L’autonomie et l’intelligence coûtent cher aux idéalistes qui souhaitent garder leur pureté. Et leur liberté.
Pour des raisons économiques, la question de la création d’un musée en ligne s’est évidemment posée. Une solution contre-productive aux yeux de Caroline Hirt: «Les artistes se servent d’algorithmes pour créer une expérience sensorielle et tangible de l’impalpable. La technologie avance à une vitesse incroyable et nous devons nous en inspirer, ce qui nous a motivé à donner un ancrage physique au musée». Au cœur de Zürich-Ouest, au rez-de-chaussée d’un svelte immeuble en briques rouges, le MuDA joue le rôle de point de rencontre entre divers métiers. En effet, ingénieurs, programmateurs, designers, … peinent à se retrouver dans la réalité virtuelle.
Les algorithmes sauront-il un jour créer de façon autonome?
Selon l’anthropologue, l’art digital est un enfant terrible devenu adolescent rebelle. Il est en pleine expansion mais ne figure encore que peu dans des foires du type Art Basel. Il échappe aux catégories et à toute emprise. Il est également réplicable et pose les questions gênantes de «l’open source» et du «copyleft». Caroline Hirt précise: «L’art digital n’a pas ou que très peu de valeur marchande, ses ressources sont humaines, ce qui est d’une grande beauté.»
Au MuDA, l’Art digital nous amène à traverser une épreuve relationnelle mémorable, comme cela a été le cas autrefois avec le cinéma. Sauf que le musée centre son travail sur le code binaire exclusivement. Et les avancées sont d’une vive rapidité. A l’heure actuelle, les algorithmes ont besoin d’être programmés pour que l’art devienne réalité, comme cela a été le cas lors de la confection d’un faux Rembrandt inédit baptisé «The next Rembrandt». Les algorithmes sont indissociables de leur créateur. Ils ne sont ni créatifs, ni autonomes et le temps n’en est pas venu. «Ou pas encore», fait remarquer Caroline Hirt qui se refuse à toute spéculation futuriste.
Un exemple du travail de Zach Lieberman. © MuDA
Tout en riant, elle raconte comment un algorithme a été programmé pour jouer à Tetris: «La meilleure solution que l'algorithme a trouvée pour ne jamais perdre, c’est de mettre le jeu sur pause juste avant que l'écran ne soit rempli de pièces. Les algorithmes se développent à un rythme fou et font des choses de plus en plus incroyables. Mais ils sont encore bien loin de totalement remplacer les humains».
Et pourtant, le discours ambiant sur les nouvelles technologies ne fait pas dans la nuance. Tout est noir ou tout est blanc. Ici, les robots vont nous sauver, et là nous tuer! Les algorithmes ont droit au même palabre: soit ils sont surestimés, soit sous-estimés alors qu’ils reflètent simplement nos capacités. Eminemment plus captivante, la zone grise est auscultée au MuDA, devenu un pôle majeur de discussion en Suisse.
Un algorithme fait office de curateur
Ainsi le Musée des Arts digitaux organise-t-il des tables rondes, des ateliers et autres manifestations qui enjoignent les participants à ne pas être les utilisateurs passifs des nouvelles technologies. Et à se poser des questions essentielles: qu’est-ce qu’un pixel? Qu’y a-t-il derrière l’espèce de boîte noire à laquelle ressemble un computer et comment fonctionne ce dernier? Au MuDA, dès 4 ans, les enfants apprennent la logique des codes informatiques, créent et font de la programmation.
Lors des ateliers abondamment fréquentés, il s’agit de dépiauter les ordinateurs, de les recycler, de faire de la soudure. «Après les fête, nous faisons de belles récoltes dans les déchetteries», garantit Caroline Hirt. Et ce, avec un panel large de personnes de tous les âges et de tous les métiers, dont une ribambelle d’enseignants qui apprennent à se servir du digital comme d’un outil à notre service. A nous de nous en emparer afin de donner vie à nos idées et de pouvoir répondre à nos besoins!», signale-t-elle.
C’est donc un algorithme qui recherche sur la toile les artistes qu’exposera le MuDA. «En tous les cas, il ne s’agit pas de décrédibiliser le travail curatorial. Nous nous servons d’un algorithme pour des raisons d’efficacité et pour nous laisser surprendre», souligne Caroline Hirt, qui reprend: «de plus, l’algorithme se tient hors des pressions et des influences humaines. Il travaille sans relâche, 24 heures sur 24. Il nous facilite la vie. Cette pratique se marie bien avec la conception que nous avons d’un musée expérimental.»
Programmé en fonction des premiers artistes exposés et des critères qui correspondent aux visions du MuDA, l’algorithme propose chaque année une liste d’artistes dans laquelle pioche Caroline Hirt. «Tout artiste présent sur le web a une chance d’exposer chez nous et cette idée nous plaît. Nous voulons être généreux, accessibles à toutes et tous. Nous voulons être un musée progressiste et humaniste à la fois. Un musée qui réfléchit.»
Zach Lieberman, l’hypnotiseur
Artiste, chercheur, programmateur, Zach Lieberman est actuellement exposé au MuDA. Ses œuvres ouvrent un champ de contemplation déroutant situé entre technologie, art et design. Comment imaginer que, grâce à de la programmation, une diversité et une sensualité aussi puissantes naissent de ses travaux artistique?
L'artiste dans son studio de la Grande Pomme. © MuDA
Autant dire que le New-yorkais sait nous prendre par les yeux et gagner nombre de nos émotions. Ici, sur une suite d’écrans de projection, des formes ultra-colorées se métamorphosent, d’une iridescence aquatique à une autre, psychédélique et hypnotisante. Là, un espèce de blob fluorescent se mue en une géométrie complexe bientôt typographique..
Hautement organiques, les pièces de Lieberman dégagent une poésie inattendue. Celles qui sont interactives font rire aux éclats ou viennent nous questionner. Par ses pratiques artistiques novatrices, Zach Lieberman nous rappelle que, au-delà de nos manières de vivre fortement numérisées, le code peut aussi nous éblouir, à l’instar des travaux prémonitoire de Vera Molnàr.
Vera Molnàr, ordre et désordre
Grande représentante de l’abstraction géométrique des années 50, Vera Molnàr peint et construit des «systèmes» la rapprochant de l’art concret. Elle dit elle-même travailler à l’intersection des trois «cons»: «les conceptuels, les constructivistes et les computers.» C’est que cette «Lady» née à Budapest en 1924 porte en elle un superbe héritage: les constructivistes russes (Malevitch), le Bauhaus, les œuvres systématiques du mouvement de Stijl (Mondrian) ou l’Op Art et l’art cinétique (Vasarely) se retrouvent dans ses travaux. Tout comme les mathématiques, d’ailleurs.
Vera Molnàr. © MuDA
En effet, Vera Molnàr établit un jeu intense de correspondances dans lequel elle sème volontiers des grains de sable afin de perturber le vocabulaire élémentaire de ses œuvres, par trop maîtrisées et ultra-logiques. Au MuDA, elle proposera des travaux exécutés à l’aide de ses outils que sont pour elle les ordinateurs, qu'elle a découverts en pionnière, dans les années 70. L’exposition se centrera autour de ses «plotter drawings».
La plupart des images seront montrées pour la première fois. Dessinés à l’aide de lignes labyrinthiques, les «plotter drawings» n’en deviennent pas moins des formes pures, qui s’écartent par moment du droit chemin de la géométrie. Vera Molnàr se joue de l’horizontalité et de la verticalité propres aux constructivistes. Elle trouble notre œil et nos perceptions. Le plus souvent pour nous offrir le plus inattendu des vertiges.
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