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Culture / Carole Lobel: la rédemption par le dessin


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Patiente exploration d’une double aliénation, celle du parasite mâle et de sa victime femelle, porté par un dessin minimaliste et expressif, le roman graphique «En territoire ennemi» de Carole Lobel décrit les mécanismes qui mènent progressivement une jeune femme à l’isolement, et son compagnon à une idéologie masculiniste d’extrême droite.



La seule planche de salut de la narratrice, jeune, face à sa mère et ensuite pendant toutes ces années de vie en couple, est et reste le dessin. D’où cette épopée, récit d’un tête à tête mortifère et tour de force réalisé au stylo Bic quatre couleurs. Entre canapé et lit, la vie d’un couple et la naissance de deux enfants non désirés par leur génitrice avec donc, en filigrane, du début à la fin de cette aventure, la question de l’avortement.

Quoi d’autre? Rien. Ou si peu. Au début, les salles de classe, ensuite, les lieux de travail, les parcs pour enfants et elle, notre artiste, qui, perpétuellement, n’ose pas ceci ou cela. Peu d’extérieur et tout à l’intérieur d’un appartement, quand ce n’est pas dans le sexe ou la matrice de la narratrice.

Les débuts, les Beaux-Arts, Stéphane

La narratrice a dix-huit ans et sa mère, catholique militante, lui prend sans cesse la tête avec l’avortement. Elle, rebelle, annonce à celle-ci qu’elle ne croit plus en Dieu. Mais cette rupture n’étant pas facile à vivre, doutant d’elle-même, isolée, pour ne pas trop déprimer, elle se met à dessiner jours et nuits. 

Aux Beaux-Arts de Nantes, où elle entre sans difficulté et se sent bien, son travail étant apprécié par les enseignants, elle découvre les dernières nouveautés de l’époque, Internet et les jeux vidéo, ainsi qu’un condisciple, Stéphane, chez qui elle aime tout: chanteur dans un groupe de rock et fumeur de joints, Stéphane se dit d’extrême gauche, et, très vite, la narratrice va s'installer chez lui.

Mais lui, la jugeant trop introvertie, se dessine avec une hache brandie très haut, hache qu’il aimerait abattre sur son bunker caractériel pour le faire exploser. Comment peut-il ne pas sentir que ce dont elle a besoin, c’est de douceur et non de violence? Chacun de leurs rapports sexuels est un viol et elle, en silence, souffre. Jusqu’à en vomir. Quand, enfin, elle parvient à le lui dire et à le supplier d’y aller plus doucement, contre toute attente, il rit: à ses yeux, faire mal, c’est être viril et c’est super bien.

Il la façonne

Aux Beaux-Arts, où ils suivent tous deux les classes de dessin et de peinture, elle est bonne et lui mauvais. Il toise les profs avec mépris; elle, marchant sur des œufs, n’ose pas lui avouer qu’elle pense qu’ils ont raison. Il dessine passablement mais ses personnages sont bizarres, surtout leur regard, toujours rigide et froid. Bref, ce mâle la sculpte, la façonne, lui reproche ses fréquentations, ses goûts musicaux, sa famille, lui présente ses amis, tous des hommes.

Son père étant mort, Stéphane bénéficie d’une bourse et ses études sont payées. Elle a dû contracter un emprunt et à contrecœur, travaille à la caisse d’une supérette le vendredi soir et le samedi: elle veut être indépendante. 

Quand elle veut coïter, il ne veut pas, mais si quand lui veut, elle ne veut pas, il boude et ça, pauvrette, elle ne le supporte pas. 

En 1999, grand événement entre tous, Internet arrive chez eux.

Rejeté par son groupe de rock, Stéphane l’est aussi par l’école où il n’obtient pas son diplôme. Rancunier, attribuant la faute aux autres, cela ne le pousse malheureusement pas à se remettre en question. Ayant perdu sa bourse, ce glandeur joue à la victime et devient hyper jaloux. Elle n’a plus le droit de parler avec un autre homme. Ils passent ainsi un an repliés sur eux-mêmes principalement adonnés à leur permanente addiction à la beuh.

Les jeux vidéos et leur premier enfant

Heureusement, la narratrice finit par être engagée par une boîte parisienne de jeux vidéo. Elle peut s’extirper un temps de ce marasme de fumeurs de joints. Et bien sûr, ça lui plait de fréquenter d’autres gens que le pesant Stéphane. Le fait que son travail soit très apprécié la gratifie aussi beaucoup. Néanmoins, elle retourne tous les week-ends à Nantes, continue à payer le loyer, pendant que lui, n’ayant aucun projet à part celui de se plaindre tout le temps, n’en branle toujours pas une. Elle rêve de le quitter mais, horreur au carré, elle se retrouve enceinte. Avorter? Le vieux credo maternel le lui interdit. Prise au piège, elle loue un petit appartement à Paris, et y emmène un Stéphane amorphe, tellement défoncé qu’il en est devenu parano et s’imagine que les RG le suivent. Lui? Quelle bonne blague!

L’échographie leur apprend que c’est un garçon qu’elle attend. Oui, elle va générer son futur propre oppresseur. Stéphane lui répète que dans sa boite, s’ils l’ont engagée, c’est parce qu’elle est une femme. Elle en est estomaquée: ce jean-foutre est vraiment misogyne.

Elle le fait embaucher pour faire des recherches de personnages. Se retrouvant sa supérieure, elle dirige son travail. Hélas, deux mois plus tard, jugé trop mauvais par la direction, Stéphane est renvoyé.

Alain Soral

A défaut d’avoir une vie, il s’invente des exploits extraordinaires, s’intoxique à Internet et commence à suivre Alain Soral, l’idéologue antisémite exilé à Lausanne. Devenu crypto nazi et masculiniste, portant en étendard un pénis et ses bourses pendantes, il va, de plus en plus et à l’infini, fantasmer tanks, croix gammées, fusils, haches, couteaux et, tout cela, en consommant, de façon paradoxale, force herbe ou pâte qui se fument.

Il la harangue: la Shoah a été inventée, Big Pharma et les Juifs, agents du Nouvel Ordre Mondial,  veulent asservir les Français...

Les enfants

A la maternité, où Stéphane arrive complètement défoncé, les choses ne se passent pas bien. Le docteur la charcute. Résultat: elle reste tout un long mois allongée, ne pouvant pas marcher tant la douleur est atroce. Stéphane s’en fout, ce qu’il veut lui, c’est sa dose de chair fraiche. Evidemment de tous les possibles, elle, c’est celui qu’elle désire le moins, mais lui insiste tellement qu’elle cède.

Ecœurée, elle envisage de tout quitter, de se barrer ou même de se suicider. Seulement, il y a le bébé et il faut quelqu’un pour s’en occuper. Tournant follement en rond, elle finit par essayer de le changer lui, l’encourage à se reprendre en main et, par exemple, à réaliser une BD. Il acquiesce, la réalise mais aucun éditeur ne s’y intéresse. Après ça, toujours plus aigri, son ressentiment vis-à-vis des femmes décuple: celles-ci, inaptes à la politique et à la culture, doivent impérativement rester au foyer.

Retour à Nantes

La narratrice est à nouveau enceinte. La famille retourne à Nantes où Stéphane bosse comme serveur. Illustratrice, invitée au salon du livre, elle va mieux. Mais lui avec ses colères, ses insatiables besoins sexuels et ses constantes diatribes sur les journalopes, les féminazies, les bougnoules et les tantouzes, plombe tout. 

A part apprendre l’allemand, il ne fait plus que deux choses: la cuisine et offrir des armes aux gosses, à chacun de leurs anniversaires. Puis, désireux de privilégier le corps contre l’esprit, il se lance dans une formation de maçon. De plus en plus brutal et sombre, à la moindre bêtise de leur part, il frappe désormais les enfants.

La révolte

Elle, enceinte une troisième fois, décide d’aller avorter. Stéphane est contre mais elle s’en fout. Comme il lui fait la gueule pendant des semaines, ne pouvant plus encadrer cet abruti, elle l’ignore, part tous les week-ends et, à la première occasion, le trompe.

Au bout d’un mois, Stéphane découvre son aventure et lui dit: «il faut qu’on discute». Coup de théâtre! Lui aussi a rencontré une fille! Vierge et qui ne voulait le faire qu’avec lui. Elle n’arrêtait pas de crier: «moins fort, moins fort, tu me fais mal», lui raconte-t-il. Et il éclate de rire.

Après la séparation

Restée seule dans l’appartement, ce qu’elle apprécie infiniment, elle se purge à coup de douches interminables. Mais cette libération est loin d’être complète vu qu’il y a les enfants. D'accord, il paie la cantine mais c’est elle qui s’occupe des vêtements, des devoirs, des factures, des sorties, des vacances, des médecins. Au détour d’une conversation, il lui dit que ce serait bien qu’elle lui verse une pension alimentaire. Incroyable! Ce mec n’est pas un homme mais un parasite qui veut encore et encore lui sucer le sang. Quand elle récupère les enfants, l’un d’eux a le crâne rasé et porte un véritable casque allemand. Un mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, à la sortie de l’école, elle  les retrouve avec des cagoules noires.

Stéphane, devenu maçon comme il le souhaitait avec un corps dur, pleure néanmoins sa pseudo masculinité perdue avec ses amis masculinistes du web. Quand il voyage avec les enfants, c’est pour aller au musée du Tank à Saumur, y disserter sur les mérites comparés du Panzer IV, du Tigre et du M4 Sherman...

Il la traite de sale bourgeoise mais elle ne peut plus payer le chauffage (électrique) et mange des pâtes au rabais. Lui se pense en petit blanc mais, sans arrêt, touche des héritages. L’un d’eux s'élève à quatre-vingt mille euros! Le bourgeois, c’est lui.

Désastre

La narratrice contemple ses deux petits et se rend compte qu’elle a engendré l’ennemi, des enfants mâles qui la saluent d’un Heil Hitler!

Pendant des années, elle a patienté, les enfants ont grandi. Quand elle regarde en arrière, elle voit Stéphane, tout seul, attendant la guerre. Le constat est plus qu’amer. Le poison diffusé sur les réseaux a fait effet. Partout en Europe l’extrême droite prospère.

L’un des enfants lui annonce qu’il arrête ses études et s'engage dans l’armée. Ça l’achève. Elle marche dans les rues. Il n’y a plus d’immeubles, d’arbres, de ciel nuageux mais partout, hallucinante, une armée de phallus géant. Cauchemar des cauchemars: elle vit en virilie.


«En territoire ennemi», Carole Lobel, L’Association, 224 pages.

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