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Chronique

Chronique / Pygmalion

Anna Lietti

9 décembre 2019

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Je t'instruis, je te baise. L'amalgame entre emprise morale et emprise physique a longtemps été considéré comme parfaitement normal. Aujourd'hui, Pygmalion est blanc comme neige. Ou presque.



J’ai voulu jouer les Pygmalion, dit le réalisateur (Christophe Ruggia) accusé par l’actrice (Adèle Haenel) d’avoir abusé d’elle quand elle avait 13 ans. Pygmalion? Voyons.

Pygmalion, nous dit Ovide, est ce sculpteur qui «déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice» (devinez lequel). Résolu à finir vieux garçon, il change d’avis le jour où, ayant sculpté une statue d’ivoire, il tombe amoureux de «l’ouvrage de ses mains». Enfin une créature garantie 100% vierge et dévouée. Il obtient de la déesse Aphrodite que sa Galatée prenne vie. Il l’épouse et lui fait beaucoup d’enfants. 

Du mythe de Pygmalion, je retiens ceci: il traduit une vision du monde où, dans le rapport du dieu-artiste à sa créature, du maître à l’élève, du fort au faible, l’emprise morale et l’emprise physique se confondent. Je t’instruis, je te baise. Je fais de toi ce que tu es, je te prends. C’est le multipack standard, ça ne se discute pas. On retrouve le même amalgame dans la pédérastie, pilier éducatif de la Grèce antique. Et dans bien d’autres modalités relationnelles culturellement agréées de par le monde. En fait, on peut le dire sans exagérer: dans l’histoire de l’humanité, le droit de cuissage du maître sur son disciple a été considéré comme parfaitement normal, très longtemps, un peu partout.  

Heureusement, ça change. Nous vivons ce moment civilisationnel enthousiasmant où Galatée fiche une trempe à Pygmalion parce qu’il s’est cru autorisé à la trousser sans autorisation. Il était temps, ça fait plus de 2000 ans que ça dure. 

Mais alors, pourquoi Christophe Ruggia, qui veut nous convaincre de son innocence, évoque-t-il le mythique macho? Parce qu’aujourd’hui, le mot «Pygmalion» a subi un étonnant blanchiment sémantique: toute trace sexuellement suspecte a disparu. Quand une actrice parle de son Pygmalion, ce n’est pas pour raconter qu’elle a couché pour avoir le rôle, mais pour remercier celui qui a cru en son talent. En sociologie, l’«effet Pygmalion» désigne la puissance du préjugé favorable du maître sur l’élève. Que du positif. Où sont passés les baisers alcoolisés, les mains moites sur la banquette arrière, les odieux chantages? Chut! Tout ça c’est du passé, on n’en parle plus. Pygmalion a suivi un groupe de parole destiné aux auteurs de violences sexuelles, c’est un homme nouveau.

Ok, peut-être. Mais personnellement, pour éviter tout malentendu, je préfère évacuer le vieux sculpteur misogyne de mon lexique. Il y a tout de même des artistes de référence moins archaïques.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Ph.L. 09.12.2019 | 11h34

«Pas facile de ramper sous les mitrailleuses de Mme Lietti (le dessin de M. Parronne est, par contre, fort amusant)... Et si l'on regardait le mythe de Pygmalion sous un autre angle? Personnellement M. Ruggia m'intéresse assez peu, je ne sais pas vraiment pourquoi..., et le rapport entre Pygmalion et la pédagogie m'a toujours paru assez louche. Je me contenterai donc de souligner qu'il s'agit, à mon sens, d'un mythe qui parle de l'art, et de l'art antique en particulier, obsédé de "mimesis", et qu'il a par conséquent aussi sa dimension tragique. Citons donc Baudelaire, au milieu du tumulte : "Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu." Il y a plusieurs fins possibles au mythe de Pygmalion, Madame.»


@Claudegracee 21.12.2019 | 05h17

«Bonjour Anna !
Je n'avais pas du tout compris le mythe de la même façon que vous.
Pour moi, il s'agit de quelque chose de merveilleux : l'amour qui peut exister entre un adulte et un enfant permet à l'enfant au contact de l'adulte de pouvoir apprendre toute matière de façon aisée, fluide, rapide, agréable, motivante, etc.
Et c'est ce que l'on constate dans la vraie vie : ma petite fille - 10 ans - a une institutrice principale et deux autres professeurs. Et bien il est clair que lorsqu'elle aime son professeur, la matière lui paraît agréable et elle apprend parfaitement bien. Si elle change de professeur, et qu'elle ne l'aime pas (il est sec, pas sympa, etc), c'est tout l'inverse : elle déteste la matière, et pourtant il s'agit de la même matière ! ( l'histoire en l’occurrence ).
Le mythe du Pygmalion est très beau.»


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